Dominique Poncet
Le DOMAINE d�ARNO
Feuilleton furtif
I
Rue de la Navigation
C�est H�hnebein qui me fit lire le Faune.
En 1978, � Gen�ve.
J��tais alors �g� de vingt-et-un ans et gagnais d�j� de quoi survivre de mois en mois en pianotant l�alphabet d�une antique Orga-Privat.
Homme fin et indulgent, H�hnebein avait �t� amus� par le reportage un peu d�lirant que je lui avais consacr� dans un magazine helv�tique. Par courrier, il m�avait adress� un exemplaire du Faune paraph� d�un mot de remerciement, et d�une pr�cision : �j�ai connu l�auteur dans des circonstances sp�ciales-sp�ciales�. Ma vie ne fut plus la m�me apr�s l�ouverture du mince colis de kraft.
Jusque-l� je n�avais jamais entendu parler de cet Arno Schmidt, qu�une postface hallucin�e du traducteur campait en ph�nom�ne intraduisible, aussi redoutable que burlesque. La premi�re nuit avec un livre de cet acabit compte assur�mment plus que la premi�re nuit avec une femelle.
Au matin, la t�te d�pucel�e, je me pr�cipitai chez H�hnebein, rue de la Navigation, o� il vivait parmi le savant vrac du cabinet d�amateur dont les photos avaient plus fait sensation que ma prose.
H�hnebein ne fut pas surpris de ma visite au d�bott�. �Je vous attendais� me dit H�hnebein. Le vieux professeur d�anatomie commen�ait � se ressentir de ses exc�s de laudanum et de th� au schnaps mais gardait toute sa lucidit�. Il avait devin� que je br�lais de partir interviewer l�auteur du Faune et r�aliser ainsi un exploit dont peu de plumitifs pouvaient se vanter.
�Quand on a tellement fr�quent� les morts, on voit clair dans le jeu des vivants. Si j�en juge d�apr�s les clich�s les plus r�cents, le visage de Schmidt est d�une terrible lisibilit� : ce grand cardiaque est en sursis permanent. Si vous ne tentez pas votre chance rapidement, vous risquez de ne plus en avoir l�occasion.�
H�hnebein semblait dire qu�un reportage �tait tout � fait possible, l� o� tout le monde trouvait porte close. Il me servit en tremblotant une longue rasade de son th� de Chine, rallongea le sien de schnaps et fit perler dans sa tasse quelques gouttes miraculeuses avant d�engloutir le tout bouillant et cul-sec.
�Pour tout vous dire, je n�ai jamais pardonn� � Schmidt sa malveillance. Je lui garde toute mon admiration, je sais mieux que d�autres que les �crivains de sa trempe sont des exceptions monstrueuses, mais je ne lui ai toujours pas pass� de ne m�avoir jamais retourn� les documents rares sur Edgar Poe que je lui avais confi�s � la fin des ann�es soixante.� Je le soup�onnais maintenant de me pousser au crime d�un reportage afin de r�cup�rer sinon ouvertement du moins en douce les fameux documents in�dits sur Poe.
H�hnebein �tait toujours engonc� dans une grosse veste brune, fendue d�une gibeci�re dorsale. Il y plongea la main et en ressortit un petit colis de kraft analogue � celui qui m�avait r�v�l� le Faune. �Vous trouverez l�-dedans les coordonn�es du ph�nom�ne et un mot d�introduction de ma part, l�article que j�ai consacr� au Faune � sa parution, le r�cit de ma premi�re rencontre avec Schmidt et de nos relations ult�rieures avec � l�appui les seuls extraits que j�ai conserv�s de notre correspondance. Vous trouverez surtout un autre mot qui vous ouvrira sa porte : ne le perdez surtout pas. A la lecture de mon nom, m�me contre son gr�, il vous accueillera. Mais on ne sait jamais avec un type pareil. Il pourrait refuser, m�me et surtout si il sait qu�il ne peut pas me refuser quoi que ce soit, d�autant que je ne lui ai jamais rien demand� jusque-l�, sauf de me rendre les documents sur Poe, � propos desquels je me suis lass� apr�s trois sommations sans r�ponse. Le petit mot suppl�mentaire que vous trouverez servira en ce cas � lui rafra�chir la m�moire. Ce sera votre botte secr�te. Et maintenant laissez-moi. Je lirai sans doute bient�t vos exploits dans la presse, si je survis � mon prochain litre de schnaps et � mon prochain flacon de laudanum. Si jamais nous devons nous revoir, c�est moi qui vous ferai signe.�
II
Les Hublots Fantastiques
Sur le chemin du retour je courus les libraires et bouquinistes genevois. En vain : cet Arno Schmidt, les rigoureux professionnels helv�tiques �taient persuad�s que je l�avais invent�. En un sens c��tait flatteur, et puis H�hnebein ne m�avait-il pas affirm� que mieux valait me rendre l�-haut, dans la lande de Lunebourg, sans trop en savoir sur l��nergum�ne ? - car selon cet �nergum�ne celui qui pr�tendrait savoir quoi que ce soit de s�rieux sur lui n��tait pas encore n� : � coup s�r il serait plus avenant et en tous cas moins sur ses gardes qu�avec un �connaisseur�.
Je ne savais pas encore que des syndicats de d�chiffrement de son oeuvre s��taient constitu�s, qui passaient leur dimanche � r�der autour de sa maison, d�guis�s en p�cheurs � la ligne ou en randonneurs faisant le tour des �tangs et des parcs � daims, sinon le chemin des abstrakta et girouettes en fer forg�. Certains de ces schmidtiens poussaient m�me le vice � venir accompagn�s de leurs fillettes ou de leur jeune flirt, en bikini, m�me en plein mois de mars et � les faire s��gayer comme app�ts sur les rives de l��tang le plus proche (avec le transistor � fond pour l�encharmer � distance).
H�hnebein ne m�avait donn� qu�une seule instruction : attendre d��tre dans le train pour ouvrir le colis de kraft. Le temps d�organiser mon exp�dition vers Celle, trois ou quatre jours s��coul�rent, lents comme les jours au pays des professionnels du temps, durant lesquels je dus contenir une l�gitime impatience.
Sans cesse je prenais le colis, je le palpais, le soupesais, mais je n�ai pas c�d� � la tentation. Ni � celle de d�roger au conseil du vieil anatomiste : ne pas pr�venir Schmidt, d�barquer sans h�sitation � Bargfeld, le prendre par surprise. L�homme �tait pr�cocement vieilli par ses accidents cardiaques, sa vigilance �tait diminu�e en outre par les m�dicaments.
J�attendis que le convoi ait largement quitt� l�agglom�ration genevoise avant de fracturer le sceau de cire rouge - de la cire dont H�hnebein pr�tendait qu�elle avait appartenue � Jonathan Swift. A l��poque du Swinging London, gr�ce � une ench�re qui d�fiait l�imagination, � Sotheby�s, il en avait acquis tout un lot certifi�, en plus du tampon du bonhomme, et se faisait un plaisir d��couler son stock au gr� de son courrier, tous ses correspondants n�y avaient vu que du feu, sauf Schmidt, � qui, au besoin je devrais montrer le sceau (esp�ce de griotte �cras�e par une serre d��tourneau) : pour s�r il le reconna�trait (il avait offert le tapuscrit du Faune contre le tampon et la cire : mais H�hnebein, apr�s une l�gitime h�sitation, refusa le troc. Schmidt le prit tr�s mal. L�incunable servit plus tard, en temps de mis�re, � un autre potlach : il fut �chang� contre les 32 volumes de la Tusitala et le fac-simil� du Voyage du Pharos, dont Schmidt devait faire plus de profit que de mon bibelot gulliv�rien.)
La premi�re chose que je tirai du kraft fut le mot d�introduction, griffonn� en allemand au dos d�un portrait carte-postale de Duke Ellington (le photographe �tait encore un des ces adeptes de la secte albinos de la Factory : il avait tir� en n�gatif le portrait cannibale : l�vres trouss�es sur des dents longues comme des touches, un clavier de b�mols aff�t�s. Et la l�gende citait un certain W. S. : �La couleur de mon front nuit-elle � mon courage ?�) :
Was sind wir Menschen doch! Ein Wohnhaus grimmer Schmerzen,
Ein Ball des falschen Gl�cks, ein Irrlicht dieser Zeit,
Ein Schauplatz herber Angst, besetzt mit scharfem Leid,
Ein bald verschmelzter Schnee und abgebrannte Kerzen.
Dies Leben fleucht davon wie ein Geschw�tz und Scherzen.
Die vor uns abgelegt des schwachen Leibes Kleid
Und in das Totenbuch der grossen Sterblichkeit
L�ngst eingeschrieben sind, sind uns aus Sinn und Herzen.
Gleich wie ein eitel Traum leicht aus der Acht hinf�lltUnd wie ein Strom verscheusst, den keine Macht aufh�lt,
So muss auch unser Nam, Lob, Ehr und Ruhm verschwinden.
Was in uns Atem holt, muss mit der Luft entfliehn,
Was nach uns kommen wird, wird uns ins Grab nachziehn.
Was sag ich ? wir vergehn wie Rauch von starken Winden.
H�hnebein
La deuxi�me chose que je tirai du kraft �tait la fameuse clef d�argent qui m�ouvrirait les portes de Bargfeld, une sorte de re�u � signer par le r�cipiendaire :
�Le soussign� Arno Schmidt confirme avoir accept� sans barguigner le principe d�un reportage d�une journ�e � son domicile de Bargfeld, en foi de quoi, s�il nous retourne le pr�sent bon d�ment paraph� et s�engage par la pr�sente � ne pas porter plainte pour �violation de domicile� ou autre �s�questration de personne �g�e� contre l�ami Poncet � la parution dudit reportage, le soussign� Arno Schmidt recevra gratis prodeo par retour du courrier, comme autant de pi�ces � convictions retourn�es � l�assassin impuni, un lot d�ouvrages aussi rares que compromettant intitul�s :
R�PUBLIQUE
DES CHAMPS-�LYS�ES,
ou
MONDE ANCIEN
Ouvrage dans lequel
on d�montre principalement que
les Champs-�lys�es
& l�Enfer des Anciens
sont les noms d�une
Ancienne R�publique
d�hommes justes & religieux,
situ�e � l�extr�mit� septentrionale
de la Gaule,
& surtout
dans les Isles du Bas-Rhin;
que cet Enfer
a �t� le premier Sanctuaire
de l�Initiation aux Myst�res,
& qu�Ulysse y a �t� initi�;
que la D�esse Circ�
est l�embl�me de
l��glise �lysienne;
que l��lys�e
est le berceau des arts,
des sciences & de la mythologie;
que les �lysiens,
nomm�s aussi
sous d�autres rapports,
Atlantes,
Hyperbor�ens,
Cimm�riens, etc...,
ont civilis� les anciens peuples
y compris
les �gyptiens & les Grecs;
que les Dieux de la Fable
ne sont que les embl�mes
des Institutions Sociales
de l��lys�e;
que la Vo�te C�leste
est le tableau de ces Institutions
& de la Philosophie
des L�gislateurs Atlantes;
que l�Aigle C�leste est l�Embl�me
des Fondateurs
de la Nation Gauloise;
que les po�tes
Hom�re & H�siode
sont originaires
de la Belgique;
etc...
Trois volumes in-8�
Amsterdam
1806
H�hnebein avait rajout� � la main :
Mon cher Arno,
Un beau geste et ces trois volumes de Grave, le flamand dingue, sont � toi.
Quant aux Recherches Celtiques du Docteur Ecl. Davies, sur le m�me sujet, que tu convoites depuis 1955, d�une part tu les aurais d�j� si � l��poque tu ne m�avais pas vol� pendant quinze jours les Grave, d�autre part tu conviendras qu�ils valent tout de m�me plus qu�une babiole de reportage. Propose-moi potlach r�jouissant.
H�hnebein-Degraeve
Pour la premi�re fois, je jetai un oeil au panorama furtif. Des cyclistes se frayaient un chemin dans un troupeau de brumes naines. Des maisons rougissaient � mesure que le train progressait inexorablement vers le nord. En me penchant dans une courbe je pus apercevoir � la fois le dernier wagon et la locomotive. Toujours des brumes laineuses caracolaient m�lancoliques le long du convoi, comme abandonn�es l� depuis la derni�re pellet�e de charbon de la derni�re b�te humaine. Un m�tre sous mon cul t�l� ferraillaient des l�gions d��p�es. Machen aussi � mon �ge voyait des l�gions romaines partout. Ce Grave qui situait la Guerre de Troie aux environs d�Amsterdam, pourquoi serait-il plus d�lirant qu�un manuel d�histoire ou le journal du matin?
Des bl�s mouill�s, jaune acide. Bois fr�missants comme des bouquets de volailles attach�es par les pattes. Le contr�leur avait la m�me t�te que Lovecraft, mais la m�choire carr�e �tait ravag�e par l�acn� (les stagiaires font toujours du z�le, comme les critiques qui publient leur premier papier.)
La troisi�me chose que je tirai du kraft �tait une liasse de papier pelure, dactylographi�e sans interligne et sans marge:
Darmstadt 55.
J�ai trouv� toute ma vie la chance de la mener � ma guise, au gr� de mes dadas : les morts, les livres, les monstres, les femmes, le laudanum et le schnaps... Tout cela agit sur ma vie comme autant de r�v�lateurs, � l�instar de la lucif�rine et la lucif�rase qui, toutes deux obscures quand on les observe s�par�ment, d�gagent de la lumi�re en r�agissant l�une sur l�autre, la lucif�rase obligeant la lucif�rine � s�oxyder, produisant alors ainsi ce simple ph�nom�ne chimique, la lumi�re, la lumi�re vivante, dont toute l��nergie d�gag�e est lumineuse, une lumi�re froide, sans aucune production de chaleur et qui fait sa sup�riorit� sur les lumi�res invent�es par l�homme, qui toutes produisent de la chaleur. Une lumi�re froide : ainsi les pholades, les gorgones et les pyrophores qui dansent dans les hublots de tous les capitaines N�mo. J�ai toujours gard� la t�te froide. La gaiet� se nourrit de la lucidit�, et la lucidit� r�clame la candeur d�une belle idiotie, je suis un homme lucide et gai, un idiot fabuleux, ce qui n�a pas peu contribu� � me brouiller avec les accablants amis du malheur, nettement majoritaires sur cette plan�te.
J�aurais pu faire carri�re comme auteur, comme �diteur ou comme tenancier de bordel, ou encore chanteur fantastique (De Kremer, � Gand, ne d�sirait qu�un gosier pour pousser ses rengaines compos�es au Horn : le mien); j�aurais m�me pu me contenter d��tre un oisif libertin dot� d�une forte rente (ma famille a fait fortune dans l�industrie chimique militaire). Mais j�ai fait le choix des deux sp�cialit�s qui m�amusaient le plus : la m�decine l�gale et la t�ratologie. De fait je me consid�re comme une base avanc�e de l�ethnologie : un humain �tant plus longtemps mort que vivant, et aucun de nous n��tant ce qu�on appelle un humain normal (celui des planches Larousse), l�ethnologue le plus averti devrait n�cessairement �tre invit� quotidiennement � danser la rumba des ciseaux avec les tr�pass�s et � conna�tre la t�ratologie du bout des doigts qu�il a la chance d�avoir en contingent r�glementaire.
A chacun de ses s�jours � Gen�ve, Borges me rend visite. Je l�installe parmi mes collections et il en fait la description de m�moire, d�apr�s sa premi�re et sa seule visite comment�e. Et pendant tout le temps de son monologue (je me garde bien de le couper), il caresse un perroquet empaill� multicolore pos� sur ses genoux, avec autant d�affection que si c��tait celui de Flaubert. Ce n�est que celui d�Archie Dumbarton (offert par un ami hongrois, Victor Hatar, que j�ai autrefois aid� � traduire Rabelais). Le plus dr�le avec Borges est que lors de sa premi�re visite � mon cabinet d�amateur, je lui ai menti, j�ai invent� des choses que je n�avais pas, et depuis, chaque fois il se lance dans la description hallucin�e de ces choses fantastiques que je ne poss�de pas, que personne ne poss�dera jamais puisqu�elles n�existent pas. Dahuts des collectionneurs ! A la fin de chaque s�ance, une jeune putain de mes amies, qui tient commerce sur le m�me palier, vient prendre la place du perroquet de Flaubert et lui faire son petit cadeau, puis repart avec un rouleau de dollars et le souvenir volatile d�un po�me improvis� pendant l�acte. <Les putains suisses sont les meilleures professionnelles du monde> dit chaque fois Borges, <c�est pourquoi ce pays, en contrepartie, donne naissance � si peu de po�tes>.
Apr�s s��tre assur� que j�accepterai, Borges a m�me exig� dans son testament d��tre autopsi� par moi. Je lui avais racont� que j�avais autrefois diss�qu� le corps du sosie d�un ami, encore vivant, lui. <Quel est cet ami ?> a demand� Borges. <Arno Schmidt>. Borges n�a rien r�pondu, il a fait celui qui n�a rien entendu, pire : celui qui n�a jamais pos� de question. L�anecdote a r�joui ledit Schmidt. Et surtout que le cadavre de son sosie �tait en meilleure sant� que lui.�
(A suivre)
Fin de la premi�re livraison� Copyright Dominique Poncet, 2001