St�phane Z�kian : � propos de Tina ou de l�immortalit�.Dans un texte devenu c�l�bre, Michel de Certeau (1) �voquait " le rire de Michel Foucault ". � sa mani�re il rendait compte du pi�ge tendu par ce dernier � tous ses commentateurs futurs : ayant mis en question les notions jusque-l� sans histoire(s) d�auteur, d��uvre unie et coh�rente, mais aussi de commentaire, Foucault avait par avance, et implacablement, condamn� � perplexit� tout lecteur que travaillerait de trop pr�s le d�mon de l�ex�g�se. Un historien revenait r�cemment encore sur " ce bon tour jou� � tous ceux [�] qui s�efforcent de le lire ".(2)
Ce terrorisme ludique et malicieux n�est pas absent de Tina ou de l�immortalit� d�Arno Schmidt. Un regard de M�duse, issu du texte, fixe le commentateur potentiel. Ce dernier, en effet, ne saurait faire l��conomie d�une interrogation sur le bien-fond�, l�opportunit� de sa propre d�marche. Cette nouvelle pr�sente en effet l�oubli comme une b�n�diction : heureux les oubli�s, malheurs aux c�l�brit�s ! Dans cette optique tout entreprise critique ou biographique s�apparente � un attentat contre la tranquillit� de l�auteur trait� : la post�rit� s�annonce comme une menace et s�abat comme un fl�au. Celui qui l�inflige sera sans faute vou� � une haine sans fin. Les repr�sailles �ternelles ne manqueront pas. Nous voil� pr�venus.
Mais reprenons. Nous sommes en 1955 : laissant derri�re lui les d�m�l�s judiciaires que lui vaut la publication de Paysage lacustre avec Pocahontas, Schmidt s�installe � Darmstadt � qu�il fuira bient�t comme la peste. Cette courte escale est marqu�e par la r�daction de deux nouvelles dont Tina. Comme le signale le traducteur Claude Riehl, c�est dans un moment de soulagement, d�ailleurs sans lendemain, que l�auteur compose ce r�cit. L�id�e de base en est simple. Elle se fonde tout � la fois sur la pure inversion et la simple d�marcation de sch�mas bien connus. Pour ce qui est de l�inversion, le traducteur signale bien qu�on a ici affaire � une anti-foire aux vanit�s : on parlerait volontiers d�un festival des modesties, o� les morts travaillent avec acharnement � se faire d�finitivement oublier, o� l�effacement constitue la valeur supr�me. La d�marcation a lieu quant � elle sur fond dantesque. La situation a de fait un air de d�j�-vu : men� par un " accompagnateur ", aussi appel� " guide ", le narrateur (qui r�pond au nom d� " Arno Schmidt " !) se voit proposer de " descendre " aux Elys�es afin de " voir in natura cette vie apr�s la mort ". Plusieurs notations peuvent �voquer la " selva oscura " et " l�aere bruno " de l�Enfer : le ton est donn� d�s le premier mot du texte, " Nuit ". Et il sera plus loin question de " t�ter devant soi dans le noir ". Au moyen d�un interrupteur ( !) la lumi�re finit par se faire. S�ensuit alors la descente au cours de laquelle, remarque le narrateur, " des mugissements lointains, comme de cascades, nous parvenaient � travers le l�ger vrombissement de l�ascenseur ". On pense bien s�r aux cercles infernaux qui s�annoncent toujours au visiteur par les bruits qui y r�sonnent. De fait le parcours du narrateur n�est pas sans rapport avec un rite initiatique. Candidat malgr� lui � la R�v�lation � il n�a rien demand� �, il observe � plusieurs reprises le d�roulement des �v�nements " sans comprendre " et pr�sente " un visage interrogateur " au spectacle offert. Cette distance maintenue s�exprime �galement � travers des s�ries d�infinitifs qui jalonnent le chemin parcouru : " Bredouiller ; r�pondre. Bredouiller ; r�pondre ", ou encore " Rester assis, �tourdi, tenter d�assimiler ". L�incompr�hension du visiteur et sa difficult� � assimiler une r�alit� assur�ment inou�e ont pour cons�quence logique une double m�fiance : d�abord physique, � l��gard de son guide qu�il prend initialement pour un bandit inventif voulant le d�pouiller, puis pour un assassin � la solde d�un certain pouvoir politique ; m�fiance intellectuelle aussi, puisque la cr�dulit� du touriste �lys�en oppose une durable r�sistance face � cette exp�rience pour le moins inattendue : " �tait-ce une illusion ? " et plus loin " et si cette clique me menait en bateau ?! ". L��re du soup�on n��pargne pas les mondes souterrains.
Mais en quoi consiste exactement cette exp�rience ? On peut au moins dire qu�elle prend � rebours une double tradition, et c�est peut-�tre dans cette contradiction apport�e � des sch�mas de pens�e imm�moriaux que l�incr�dulit� du narrateur trouve son origine. On pense d�abord � un courant de pens�e qui, dans la lign�e de Mallarm�, fait du langage le lieu de toutes les absences, de toutes les disparitions possibles. Rien de tout cela dans un monde o� nommer est condamner � vivre. L�acc�s au n�ant y est clairement v�cu comme une r�compense longtemps esp�r�e, accessible au prix d�un mutisme universel. Seul le silence permet, d�finitivement, de s�absenter. Mais une autre tradition, beaucoup plus ancienne, est aussi battue en br�che : celle qui fait de l�oubli une deuxi�me mort. La syntaxe �lys�enne n�admet pas en effet l�expression aujourd�hui si r�pandue de devoir de m�moire. Et si les morts souffrent atrocement d��tre encore pr�sents dans le c�ur et l�esprit des vivants, s�ils attendent comme une lib�ration le jour o� leur nom aura d�finitivement disparu de la m�moire humaine, les responsables du supplice post-mortem peuvent �tre facilement d�sign�s. En toute logique, Gutenberg est le plus mal loti : il " se terre dans des for�ts obscures, des ravins choisis pour leur isolement ; est constamment en fuite, dort ailleurs chaque nuit ". S�affirme ainsi progressivement une nouvelle �chelle du bien et du mal, des coupables et des innocents. C�est ainsi que les biographes des malheureux immortels font quotidiennement l�objet d�une s�ance d�injures : la mal�diction trouve ici un sens fort puisque dire est toujours synonyme de mal faire, ou de faire du mal. Dans cette perspective la seule b�n�diction imaginable serait silencieuse : il n�est d��vocation charitable que muette. La nomination est sentie comme un acte agressif, un acte de malveillance. Ainsi se d�veloppe une vendetta irr�sistible dont les armes sont les noms ennemis : nommera bien qui nommera le dernier. La rituelle s�ance de jurons et insultes est donc en soi un exercice tautologique : la simple d�signation des encyclop�distes, des auteurs de comptes rendus et autres scribouillards en tous genres, qu�elle soit ou non d�sobligeante, vaut comme acte de repr�sailles par le seul fait de son �nonciation. Les jurons sont en sus, offerts, ajout�s � titre gracieux, mais non n�cessaires � la vengeance. On saisit vite le parti comique, voire burlesque, qu�Arno Schmidt tire de cette inversion de la tradition. Dans la mesure o� " chacun est damn� � vivre ici-bas aussi longtemps que son nom appara�t encore sur terre sous une forme acoustique ou optique ", les Elys�es offrent la vue d�un lieu aux rues sans nom propre o� des demi-morts attendent, avec amertume et en fustigeant les ravages de la photocopieuse (!) et du magn�tophone, la disparition du dernier volume compromettant : registres d��tat civil, livres, courrier, journaux sont tous dans le collimateur. On ne s��tonnera donc pas des " torgnoles qui se distribuent parfois, quand l��crivain en question descend � son tour ! ". L�ass�chement du L�th� signe la r�ouverture des tombes : les morts attendent d�s lors le reflux d�un fleuve qui n�est donc plus ce qu�il �tait chez Dante, un " tristo ruscel " (VII, 107). Les gardiens de la m�moire sont aussi les gardiens de l�Enfer.
Cette inversion d�une tradition bien �tablie n�est pas dissociable de la rage avec laquelle Arno Schmidt envisage son travail de styliste : la nouveaut� de la syntaxe, les trouvailles incessantes en termes de ponctuation, l�invention effr�n�e d�un vocabulaire in�dit rel�vent � coup s�r d�une entreprise de rupture. Cet auteur, qui se dit lui-m�me dot� (accabl� ?) d�une " m�moire en acier tremp� ", parie donc sur une forme f�conde d�oubli : se d�faire nettement d�habitudes imm�moriales, pour mieux d�fricher les domaines insoup�onn�s de la syntaxe. Toutes les ressources sont ainsi mises � contribution. La technique narrative des instantan�s, visant � briser toute illusion de continuit� et de lin�arit�, et que connaissent d�j� les habitu�s de Schmidt, s�accompagne d�une inventivit� lexicale privil�giant la dimension orale : " Ninstansioupla�t ", " Tentionbonsang ", " Bin quoi ", " Ludwig Fr�nkel : �ff, �rr, atr�ma� " (on pense alors � Queneau, bien que les deux univers soient par ailleurs sans grand rapport), etc. Mais c�est surtout l�usage de la ponctuation qui manifeste le plus d�audace : les signes sont utilis�s au m�me titre que les mots. Ils font sens � eux seuls, et suffisent donc � composer une phrase : " Elle jeta un regard per�ant au dehors : ? ", " elle laissa [sa main] dans la mienne aussi longtemps que je voulais : ! ", " T�ter devant soi dans le noir : -, -, - : Ah, bien ! ". Tina ou de l'immortalit� se lit, pourrait-on dire, comme une partition.
Une question se pose alors in�vitablement : que penser de ce texte jalonn� de noms propres ? Tombe-t-il sous le coup de sa propre critique ? Le narrateur n�esquive pas la difficult�. D�abord parce que les locataires du Sous-terrain le lui font remarquer : il est concern� au premier chef en tant qu�auteur et biographe.(3) Mais toutes ces remarques se fondent sur l�existence des seuls ouvrages pass�s du narrateur Arno Schmidt. Qu�en est-il de ce texte l� ? Contrairement � Dante qui sollicitait la fid�lit� de sa m�moire (4), le narrateur est cens� renoncer, le temps de la visite, � son activit� habituelle : " �N�emportez aucun mat�riel de notes ; c�est strictement d�fendu� cria-t-il vigoureusement derri�re moi ". Autrement dit, le narrateur n�aurait pas d� en �tre un. On peut d�s lors se demander si Tina ou de l'immortalit� n�est pas un forfait commis � l�encontre des c�l�brit�s mentionn�es, comme Goethe, Poe ou Fenimore Cooper. Deux dimensions sont ici en concurrence : le contenu du texte est incompatible avec l�existence de celui-ci. Si l�on consid�re que le contenu a le dernier mot, on lira Tina ou de l'immortalit� sinon comme un acte d�auto-d�nigrement, du moins comme une invitation au silence, dans le prolongement direct de la derni�re phrase qui �tablit " l�inconv�nient de l�Histoire pour la vie " (reprenant en cela l�expression de Nietzsche dans la seconde des Consid�rations intempestives). Si l�on privil�gie au contraire l�existence de l�ouvrage, le fait m�me qu�il ait quand m�me �t� �crit, alors on doit conclure � une blague, � une pochade d�un auteur d�lib�r�ment et ostensiblement incons�quent.
Mais les questions pos�es par le statut du texte ne se posent en ces termes que si l�on consid�re les noms propres comme d�signant r�ellement des personnages historiques. Le paysage trac� par Tina ou de l'immortalit� change radicalement si l�on veut bien, ne serait-ce qu�un instant, ne pas voir dans " Goethe " ou " la Motte-Fouqu� " les �tres de chair et de sang qu�on sait avoir exist�, mais des noms purs, confinant au fictif . Nettement fantastique, ce court texte nous fait plonger dans un monde o� le grand partage entre vrai et faux semble inop�rant. Cette alternative d�pass�e, demeure l�ordre du fictif : tel personnages de roman n�est ni vrai ni faux, mais simplement ailleurs. C�est ainsi que Poe, Bismarck ou Tieck deviennent des personnages, des �tres de papier dont la nomination ne renvoie, en fait, � aucune r�alit� extra-textuelle. Si l�on accepte cette optique, une notation discr�te (mais bien pr�sente) du narrateur prend tout son sens : " mon accompagnateur (non ; c�est le contraire : je suis le sien ! [�] ". Le guide ne serait pas celui qu�on croit. Difficilement compr�hensible � premi�re vue, ce renversement s��claire finalement si l�on y lit l�affirmation de la toute puissance du narrateur en son domaine : droit de vie et de mort sur ses personnages, possibilit� de les ressusciter � tout instant. Le d�miurge manipule � sa guise ses sujets, parmi lesquels ne subsiste plus un seul personnage pr�tendument historique, malgr� l�illusion des homonymes et les concordances biographiques : " Goethe " a beau avoir �crit Werther ou Wilhelm Meister, il n�est pas l�auteur du m�me nom.
Le d�passement de l�alternative vrai / faux d�sactive totalement les risques de tromperie, de fausset� : c�est pourquoi les habitants des Elys�es ne connaissent pas la monnaie qui circule parmi les vivants. Ils ne se payent pas en argent, �vitant ainsi le pi�ge toujours possible de la fausse monnaie � d�clinaison mon�taire du mensonge � , mais en promesses, en " engagements verbaux " : ainsi " il devient impossible de contrefaire l�argent, de le voler, de le br�ler, de le d�valuer ". De fait les promesses ne sont en elles-m�mes ni vraies ni fausses. Elles �chappent clairement � une alternative par ailleurs devenue envahissante. Le risque de se faire d�pouiller, que redoutait d�embl�e le narrateur, est donc r�duit � n�ant : rien n�est � perdre, rien � voler, o� l�on se paie de mots coup�s de la r�alit�. Le vol, comme le mensonge, sont d�un autre monde.
� lire Tina ou de l�immortalit� on pense � Borg�s. D�abord, bien s�r, avec le probl�me de la m�moire, pos� ici de fa�on ludique. Mais aussi quand le narrateur esquisse la figure d�un savoir total, pure vue de l�esprit :
" Mon regard resta accroch� au nom �Goethe�, et je lus : 24 nov. 1955 : 141 citations dans des p�riodiques / 46 citations dans des livres / 81 citations dans des �missions de radio / 93 fois inscrit sur des colonnes d�affichage (conf�rences des universit�s populaires) / 1411 occurrences dans des devoirs scolaires / 804 fois dans des correspondances priv�es / 529 fois prononc� dans des conversations / 460 citations de vers sans indication de nom (dont 458 fautives) "Ce fantasme encyclop�dique surhumain s�apparente au c�l�bre " Argumentum ornithologicum " (5) de Borg�s. Dans les deux cas l��normit� parodique se d�ploie pour pointer un laboratoire central des connaissances : l�improbable Dieu borg�sien s�est mu� chez Schmidt en administration centrale, mais la construction imaginaire d�un savoir global est pr�sente chez tous deux.
Cet univers purement fictif, pour jubilatoire qu�il soit, ne doit pourtant pas nous leurrer. Tina ou de l�immortalit� constitue une parenth�se dans l��uvre tourment�e et difficile d�Arno Schmidt. Mais cette br�ve parenth�se est teint�e d�une inqui�tude de fond : m�me trait�e sur un mode r�solument comique, la question centrale du texte reste celle du n�ant. La pratique des autodaf�s y est mentionn�e � travers la paradoxale c�l�bration du " grand Omar qu�on ne v�n�rera jamais assez [pour avoir br�l�] la biblioth�que d�Alexandrie ", mais aussi l��vocation r�jouie de " la derni�re guerre hitl�rienne " qui " a fait des merveilles " en faveur de l�oubli sans retour. Et la mention d� " un abri anti-atomique ", doubl�e de la pirouette finale appelant � voter pour le r�armement et les bombes atomiques, disent bien la menace insistante, � l�horizon de l��criture, d�une disparition imminente toujours possible.(6)
Au total, cet arri�re plan historique � jamais absent chez Schmidt � � quoi s�ajoute l��normit� des �loges adress�s aux tueurs de m�moire conduit � lire ce texte comme une longue antiphrase : venu d�un biographe qui, lors de son monumental travail sur la Motte Fouqu�, tira de l�anonymat de tr�s nombreuses figures historiques secondaires, cet �loge de l�oubli a en effet tout d�un �loge paradoxal (7) : cette conviction finalement acquise a le double int�r�t de resituer Tina ou de l�immortalit� dans la perspective d�une �uvre plus large, et�de redonner in extremis bonne conscience au commentateur inquiet d�une �uvre d�cid�ment importante.
Notes
1 La version d�finitive de ce texte simplement intitul� " Le rire de Michel Foucault " a paru dans le recueil Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987.
2 Roger Chartier, Au bord de la falaise, Paris, Albin Michel, 1998, p.135.
3 Arno Schmidt a effectivement publi� un gigantesque travail, qui d�passe de loin la simple entreprise biographique, sur le romantique Friedrich de la Motte Fouqu�.
4 " [�] je m�appr�tais � soutenir la guerre / Du long parcours et de la compassion / Que rapportera la m�moire sans erreur. / O muses, � grand esprit, aidez-moi � pr�sent / � m�moire qui �crivis ce que j�ai vu, / c�est ici que ta noblesse appara�tra. ", L�Enfer, II, 4-9, traduction Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, 1985
5 Ce tr�s court texte figure dans L�auteur et autres textes [1960], Paris, Gallimard, 1965, p.33.
6 Le narrateur d�Enthymesis avait � plusieurs reprises appel� de ses v�ux l�apocalypse.
7 Au sens g�n�rique de cette expression. Sur le sujet, voir l�essai �clairant de Patrick Dandrey, L��loge paradoxal de Gorgias � Moli�re, Paris, PUF, 1997.
� St�phane Z�kian. (Ce texte est paru en version abr�g�e dans le num�ro du mois d�avril 2002 de la NRF).