Ma lecture de Le C�ur de pierre a commenc� normalement. L�Allemagne d�Adenauer, la recherche de la maison Thumann, la Basse-Saxe, Frau Thumann, semblable � mes dizaines de logeuses avec leurs soupes et leur bo�te � couture (leurs gros maris pour la plupart bien plus frustes qu�elles), l�arri�re-pens�e de l�h�ritage Jansen, tout cela faisait un livre app�tissant, mieux ficel� que bien d�autres, avec un suspense un peu policier et d�intenses surprises de vocabulaire. L�impression de normalit� n�a pas tenu longtemps. J�avan�ais en fait sur des mat�riaux cass�s. Dans ces courts paragraphes, volait en �clats quelque chose d�autre que le contenu imm�diat des phrases. Ces failles et fractures avaient un sens en elles-m�mes, elles �taient pour ainsi dire le th�me du livre, sa ligne (bris�e) m�lodique. Les anecdotes, le r�cit, en �taient les ornements. On devait donc marcher sur des blocs de langage de diverses hauteurs, � in�gale distance les uns des autres, fatigants � escalader, il fallait parfois sauter de l�un � l�autre ou les contourner, comme si l�on traversait une ville apr�s un tremblement de terre. Lorsque Walter Eggers s�approcha de Berlin-Est, le livre s�empara des commandes. � O� me trouvais-je en fait ? Je me promis d��tudier d�apr�s la carte du Grand-Berlin : K�penick et la Wendische Spree ne devaient-ils pas �tre � proximit� ? Je les cherchai dans le ciel ; mais aucune main � manchette n�apparut pour m�indiquer d�un index professoral : l� !� � L�index nullement professoral d�Arno Schmidt m�indiquait : l� ! C��tait dire quasiment : � Va-t�en voir l�-bas si j�y suis� �. Il y �tait, en effet, presque en m�me temps que moi. Lui, en 1954. Moi, en 1955. Il avait alors quarante ans, moi vingt. (J�attrapai la majorit� de l��poque, mes vingt et un ans, en cours de voyage). Et ce livre aussi d�construit que l��tait alors la ville m�y ramenait imp�rativement. L�arriv�e � Berlin-Ouest dans l�un de ces avions � h�lices comme on n�en voit plus� qu�au cin�ma � l�atterrissage � Tempelhof, un taxi, l�adresse h�riss�e de sonorit�s contraires � mes habitudes : � Am Schlachtensee �. La nuit tombait. La petite maison qui m�attendait avait surv�cu � la guerre, elle �tait entour�e d�un jardin. Un projecteur m�envoya son rond de lumi�re en pleine figure, je dus pr�senter mon passeport � deux policiers qui montaient la garde. La lune avait une feuille de ch�ne suspendue sur sa face embrouill�e. La face de la terre, elle, se d�brouilla assez vite. Les policiers avaient servi dans la Wehrmacht, tout en faisant les cent pas sous ma fen�tre, ils se racontaient comment ils s��taient engag�s dans cet ersatz d�arm�e, esp�rant qu�on leur demanderait un jour de repartir en guerre contre les Russes. L��norme colline noire o� grimpaient des camions, non loin de ma maison, s�appelait la � montagne aux gravats � - Tr�mmergebirge �, on y entassait tout ce que la ville contenait encore de d�bris, pierres inutilisables (celles que les femmes de Berlin n�avait pas ramass�es � la main � la fin de la guerre), b�ton broy�, armatures d�acier tordues, grilles et portes enfonc�es, fourneaux aplatis, matelas en charpie, peut-�tre des cadavres momifi�s d�animaux vari�s, pas seulement des rats (eux, ils s�en �taient s�rement bien tir�s), et pourquoi pas des restes humains. L�odeur qui flottait autour de la colline, dix ans apr�s, ne pr�cisait plus rien. La maison de mes logeurs �tait pleine jusque dans la cave. Au m�me �tage que moi habitait un homme, il travaillait pour ce que j�avais alors traduit la � Ligue contre l�inhumanit� �. Le �Groupe de lutte contre l�inhumanit� a sans doute inscrit sur ses banni�res la lutte contre le r�armement � l�Ouest ? demanda-t-il d�un air patelin. Ce ligueur aimait rejoindre mes logeurs le soir apr�s d�ner, il racontait en riant des histoires sinistres sur les relations de l�Est et de l�Ouest. Sa t�che consistait entre autre � d�noncer par l�interm�diaire de la radio les Spitzel de Berlin-Est, les responsables de bloc, espions qui veillaient � l�orthodoxie des locataires. Ce fut bien int�ressant, Herr Eisendecher. Pour emp�cher les Sovi�tiques de l�enlever � ils l�avaient essay� plusieurs fois � la maison �tait gard�e nuit et jour. � un an pr�s, nous aurions pu nous rencontrer, Walter Eggers et moi, dans les rues de Berlin-Est. Il partait � la recherche d�un vieux livre, moi de plusieurs. Je dus d�abord lui expliquer que Ringklib avait �t� le plus grand statisticien� du Royaume de Hanovre ; qui chaque fois qu�on d�cr�tait des changements dans l�administration interne au niveau des pr�rogatives ou ailleurs, sortait une nouvelle �dition ; la 3e de1859 me manquait ; j�allais donc �changer la 2e que j�ai en double contre l�exemplaire de la zone Est. Par force, mon prince, bien s�r ! Moi, c��taient des volumes du Corpus scriptorum historiae byzantinae. Dit le Corpus de Bonn. Je prospectais pour le compte d�un kh�gneux parisien. � Berlin-Est, ces bouquins anciens se vendaient � des prix ridicules, les �rudits d�Europe occidentale ne s�en �taient pas encore aper�us. Et pour peu que, bravant la loi, on ait chang� ses marks-ouest contre des marks-est avant de passer la ligne de d�marcation, c'est-�-dire au taux ouest, autant dire que les livres �taient donn�s. Lorsque je p�n�trai pour la premi�re fois dans Berlin-Est, j�avais donc en poche une liste de vieux livres et en t�te d�exquises visions de fers dor�s sur des reliures de veau fauve. J��tais renseign�e sur le secteur sovi�tique par les r�cits du ligueur et la vue des femmes � de l�autre c�t� �, venues acheter � Berlin-Ouest, pour elles � prix d�or, du beurre ou du savon. Les coiffeurs, disait-on, n�avaient le droit d�effectuer qu�une seule sorte de permanente, toutes les femmes avaient la t�te uniforme et les yeux tristes, leurs v�tements semblaient tiss�s en fils de poussi�re. � la sortie de la S-Bahn, les contremarches de l�escalier portaient des banderoles rouges avec des lettres blanches que l�on �tait forc� de lire pour ainsi dire avec les pieds. � Notre doctrine est toute-puissante parce qu�elle est juste. � � Travailleurs de tous les pays, unissez-vous. � Dehors, ces m�mes banderoles cent fois agrandies couraient sur les fa�ades de b�ton. � Nous travaillons � la paix du monde. � Notre doctrine est toute-puissante� � J�en cherchais les t�moignages aux vitrines des magasins. Dans des sortes de restaurants populaires, des serveuses en blouse et pantalon bleus distribuaient de pingres plateaux charg�s de choses gris�tres .Quant aux boutiques d�alimentation, en avais-je vu d�aussi vides pendant mon enfance, dans le Paris de 1943 ? Il me semblait que les commer�ants fran�ais s�arrangeaient pour �tre moins lugubres, f�t-ce � grand renfort de plantes en pots et de guirlandes de papier. � Lorsque je demandai du lait, elle apporta, repentante, la soucoupe avec le dernier petit tas de sucre et la bo�te de Libby � demi-vide : �Ici, il est r�serv� aux enfants.� � Des bocaux de gros cornichons russes. Quelques bo�tes de Schmalz. Tant et tant d�impudique nudit� sur les �tag�res. Mais dans la zone � l�ext�rieur, c�est encore bien pire qu�� Berlin-Est : car ici on veut encore �tre une �vitrine�. Quant aux librairies modernes : 30 volumes sombres align�s l�un � c�t� de l�autre : Marxtome 3, Marxtome 3, Marxtome 3 : que le diable vous emporte ! Walter Eggers cherchait la Biblioth�que nationale et sa fa�ade Schinkel. Moi, la librairie d�ancien Zintl, la seule, m�avait-on dit, qui ne f�t pas �tatis�e. En quittant les grandes art�res, on voyait rapidement qu�elles �taient les seules � peu pr�s reconstruites et l�on se perdait en moins de rien. Ce panneau indicateur qui portait quatre noms de rues disparues aurait aussi utilement indiqu� les quatre points cardinaux et tourn� au vent dans le vide comme une girouette. Quand le regard traverse les soixante num�ros d�une rue en volant au ras de la terre sablonneuse et sans rencontrer un seul mur, on se croit mort et devenu spectre. Ecras� par exemple dans cette maison encore debout, noire et opaque, remplie comme un conteneur cubique de ses propres pierres et gravats qui p�sent sur les murs, courbent vers l�ext�rieur le fer forg� des barreaux aux fen�tres. Et dans cette ville d�structur�e, l�image des livres que je cherchais pla�ait un centre, une sorte de coeur brillant. L�absurdit� de ma qu�te n��tait qu�apparente. C��tait les vieux bouquins qui avaient raison et me servaient de boussole mentale.Je ne voulais rien voler, moi, je n�avais donc pas emport� de mat�riel. Loupepincetteciseaux. Crayon et bloc-notes. Encre de Chine et plume pointue sp�ciale. La lame plate en ivoire, pour lisser les cornes biedermeier � Uhugomme.. Chez Zintl, un monsieur aux cheveux blancs (je lui vois aujourd�hui des lunettes cercl�es d�or) s�enquit de ce que je voulais. Il souriait comme s�il allait rire, comme s�il avait vu entrer dans sa boutique le lapin de Lewis Carroll. Il connaissait le Corpus de Bonn, il extirpa d��tag�res tr�s haut perch�es les Annales, Histoire universelle, de Jean Zonaras, en trois tomes (Bonn, 1841-1897), et la Chronographie de Jean Malalas, (Bonn 1831). Il y joignit une Chronographie de Leo Grammaticus (1842). Si je n�ai pas, � l��poque, not� n�importe quoi. Arno Schmidt m�avait ramen�e l�, mais j�y �tais rest�e plus longtemps que lui. J��tais revenue souvent � Berlin-Est, j�avais visit� un mus�e o� ma logeuse, qui n�aimait pas les peintures du r�alisme socialiste ni les femmes-canons au garde-�-vous c�toyant les rondes cr�atures de Maillol, apostropha violemment un gardien. Le pauvre homme, effray�, regardait le plafond sans r�pondre. Par curiosit�, pour entrer dans le magasin surcharg� et parler avec la vendeuse en blouse rose, j�ai achet� des porcelaines chinoises de pacotille. Un com�dien fran�ais �tait venu l�ann�e derni�re, me dit la femme, il avait achet� des porcelaines. � Pas de danger qu�il nous ach�te des godasses, avait grommel� un homme, elles sont pourries en quinze jours. � Les habitants de l�Est � surtout les professeurs, m�decins, avocats, les � classes bourgeoises � � s�enfuyaient alors en nombre si effarant que je me disais : cette h�morragie ne peut pas durer, il va se passer quelque chose. On dit aujourd�hui que 2,6 millions de fugitifs pass�rent de l�Est � l�Ouest entre 1949 et 1961. Le Mur fut �difi� � partir du 13 ao�t 1961. En 1955, on pouvait encore passer en train directement de la zone sovi�tique � Berlin-Est, les contr�les �taient irr�guliers. Etaient suspects les voyages d�une famille enti�re, le trop d�argent dans les poches, voire une simple brosse � dents. Crime de Republikflucht. Un jour, m�avait racont� le ligueur, un train entier, bond� de passagers dont les uns �taient avertis et les autres non, avait tent� le passage en force. En ce temps-l�, on se contentait encore de recourber l�extr�mit� des rails, � Berlin, entre le secteur sovi�tique et celui des Alli�s. En roulant tr�s vite, pensait le chauffeur, on devait aplatir les rails et passer. Il avait r�ussi, sans autre dommage qu�une formidable secousse. Quelques voyageurs qui n�avaient rien su � l�avance et dont la famille �tait rest�e � l�Est, avaient voulu revenir. Beaucoup �taient rest�s. Frieda dit doucement : �Am�ne-la donc ici.� Mes livres �taient reli�s de veau fauve, le dos �tincelant d�un or vrai. C�est le seul or que je vis � Berlin. Pas de faux plafond, pas de miracle, pas de monnaie toute-puissante. � Deux ! deux �normes m�dailles en or ; �paisses d�un demi-centim�tre. [�] Les peser, �videmment : 620 grammes la premi�re, 620 grammes la seconde� � Il ne me venait d�ailleurs pas � l�id�e de chercher le salut dans cette direction, ni dans les effets de la r�forme mon�taire, ni dans quelque miracle �conomique. Frieda se hissa r�solue : �Et je r�partis le reste soigneusement ; nous voulons mener une vie bonne et s�re�� J�avais vu dans Paris, quelque onze ans plus t�t, les placards en lettres gothiques noires, Bekanntmachung, les panneaux indiquant en allemand la place de l�Op�ra ou la Kommandantur, dans les gares les haut-parleurs crachaient Achtung ! Achtung ! avant d�annoncer le d�parts ou l�arriv�e d�un train. De basses et �normes voitures noires fr�laient le bitume en silence, les uniformes vert-de-gris �voquaient une intoxication � l�hydrocarbonate de cuivre, les patrouilles, la nuit, marchaient d�un si parfait ensemble qu�on croyait n�entendre que deux bottes, mais pesant chacune cinq cents kilos. Voil� pour Maurras et P�tain et la F�te des M�res. Et voil� que Berlin-Est me pr�sentait, sans qu�un doute f�t possible, la caricature d�un espoir assez mort pour �tre devenu mortif�re. Issue ferm�e � droite, issue ferm�e � gauche. Coinc�e comme un rat, c�t� id�ologie, �conomie, politique, rien que des murs. C��tait peut-�tre un peu trop sch�matique, mais que l�on consid�re mon jeune �ge d�alors. J�ai song� un moment, en ce temps-l�, � une solution m�taphysique. Ou � une construction th�ologique. Et les curetons, malgr� toute la solennit� dont ils s�entourent, en savent encore bien moins ! (Tous ces gens, avec leur �me de merde : feraient mieux de s�occuper d�un travail raisonnable ; pour que chaque �tre humain ait un fond de culotte intact sur le derri�re ! C�est ce que voulait Voltaire. La saine raison fleurit dans les �boulis d�Arno Schmidt. Fini, termin� ! J�avais les livres...
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