Noms
d’oiseaux
“Un
roman satisfaisant doit être une supercherie patente”,
déclare un des narrateurs de Flann O’Brien dans At
Swim-Two-Birds (1939). Et ce roman irlandais est bien dans
la lignée des grandes supercheries de la littérature,
que l’on pense à Don Quichotte ou à
Tristram Shandy. Est-ce d’ailleurs un hasard si
cet Irlandais aux nombreux pseudonymes est mort un 1er avril,
en 1966? Un auteur qui est encore trop peu connu en France, malgré
une première traduction de ce roman, sous le titre de Kermesse
irlandaise, par Henri Morisset (Gallimard, 1964), malgré
Une vie de chien, traduit par Christiane Convers (Gallimard,
1972), malgré Le Pleure-Misère, traduit
par André Verrier et Alain Le Berre (Le Tout sur le
Tout, 1984, Éditions Ombres, 1994), malgré
Le Troisième Policier, traduit par Patrick Reumaux
(Hachette/POL, 1980, Granit, 1994), malgré Dublinoiseries,
traduit par Bernard Genies et Patrick Reumaux (J.C. Godefroy,
1983), malgré L’Archiviste de Dublin, traduit
par Patrick Reumaux (Granit, 1995), et ce n’est certainement
pas la récente traduction de Swim-Two-Birds (Belles-Lettres,
2002) — le nom du “traducteur” nous échappe
—, ni la réédition de Kermesse irlandaise,
épuisé depuis quelque temps, qui pourront y remédier.
Éditeurs
et traducteurs manifestent donc la volonté de faire mieux
connaître en France ce très grand écrivain,
particulièrement les traducteurs, car ces “supercheries”
sont extrêmement difficiles à rendre en français
— Patrick Reumaux s’en était particulièrement
bien tiré, car, tel les Irlandais du Troisième
Policier, moitié humains moitié bicyclettes,
il doit être pour le moins à moitié o’briennesque,
à moitié na goCopaleenois et à moitié
o’nolanien. Quant à la grande œuvre de O’Brien,
son premier roman, At Swim-Two-Birds, ce roman qui est
en partie la traduction d’un texte fondamental de la littérature
irlandaise, Les Errances de Sweeney, un conte celtique
du XIIe siècle, ce roman apprécié par Joyce,
ce roman fondateur d’une partie de la littérature
américaine (surtout Mulligan Stew de Gilbert Sorrentino)
car s’il n’est pas le premier roman en abyme (n’oublions
pas, entre autres, Le Manuscrit trouvé à Saragosse
de Potocki) il est un des premiers romans dans lesquels les personnages
se révoltent et désobéissent à leur
auteur; or voilà que ce livre avait déjà
été traduit de façon assez plate, sans la
verve, sans l’invention, sans le nonsense, sans les phrases
ébouriffantes, sans les coupures de style de Flann O’Brien
— mais nous étions en 1964. Puis sort aux Belles-Lettres
cette nouvelle traduction, à première vue tout aussi
plate que la première.
Et pourtant,
dans la Quinzaine littéraire, Claude Fierobe parle
d’une “belle traduction”, et pourtant le Monde
des Livres en a fait également l’éloge.
C’est cependant tout sauf une “belle traduction”,
même pas une “belle infidèle”. Faute
d’avoir pu, en fin de compte, retrouver la verve et l’invention
de Flann O’Brien dans la nouvelle traduction, sentant également,
comme un parfum de déjà-vu, une comparaison avec
l’ancienne traduction d’Henri Morisset s’imposait
— en quarante ans, pouvions-nous espérer un progrès…?
Non! C’est
la même traduction, à peu de choses près —
et pourtant nulle part sur le livre, il n’est mentionné
qu’il ne s’agit que d’une traduction revue,
corrigée, “amendée”, modernisée,
mise au goût du jour; nulle part, il n’est indiqué
que ce livre avait déjà été traduit
et publié. On peut alors paraphraser le sous-titre de l’article
de la Quinzaine: “Une traduction satisfaisante doit être
une supercherie patente”. Flann O’Brien aurait sans
doute apprécié, encore aurait-il fallu qu’il
soit du bon côté de la plaisanterie. Car ce n’est
pas là une traduction, à peine un exercice de copie
avec quelques transformations ici ou là, quelques “mises
à jour”, quelques épithètes changées,
souvenir lointain de nos laborieuses versions latines à
l’école; transformations de plus en plus rares à
mesure que l’on avance dans le livre. Deux exemples suffiront:
Page 17
de la Kermesse irlandaise et page 18 de Swim-Two-Birds,
on trouve une liste d’oiseaux — la musique que Finn
Mac Cool aime entendre —, à quelques exceptions près,
ces oiseaux n’existent pas et ils sont qualifiés
par des adjectifs fantaisistes; le texte original de Flann O’Brien
contient 27 noms d’oiseau, celui de Morisset 24, et celui
de la nouvelle traduction 23; les 23 noms d’oiseau “traduits”
sont les mêmes que ceux de Morisset. On trouvera d’abord
l’oiseau de Flann O’Brien, puis celui de Morisset,
puis celui de la “traduction” des Belles-Lettres (les
anglophones verront en outre à quel point l’appauvrissement
est total):
pilibeen:
pilibeen / pilibeen — red-necked chough: choucas
au col incarnat /choucas au col rouge — parsnip land-rail:
râle des genêts / râle des genêts —
pilibeen móna: pilibeen mona / pilibeen móna
— bottle-tailed tit: mésange à longue
queue / mésange à longue queue — common
marsh-coot: foulque des marais / foulque — speckle-toed
guillemot: guillemot aux pattes tachetées —
guillemot aux pattes tachetées — pilibeen sléibhe:
pilibeen sléibhe / pilibeen sléibhe — Mohar
gannet: fou de Bassan / fou de bassan — peregrine
plough-gull: pèlerin / pèlerin — long-eared
bush-owl: hibou moyen duc / hibou moyen duc — Wicklow
small-fowl: oiselets du Wicklow / passereaux du Wicklow —
bevil-beaked chough: crave au bec courbé / crave
— hooded tit (pas traduit) — pilibeen
uisce: pilibeen uisce / pilibeen uisce — common
corby: corbeau ordinaire / corbeau commun — fish-tailed
mud-piper (pas traduit) — crúiskeen lawn
(pas traduit) — carrion sea-cock: coq de mer
vorace / coq de mer féroce — green-lidded parakeet:
perruche aux paupières vertes — perruche aux paupières
vertes — brown bog-martin: martinet des marais
au brun plumage / martinet brun — maritime wren:
roitelet marin (oublié dans Belles-Lettres) — dove-tailed
wheatcrake: râle des blés à queue d’aronde
/ râle des blés à queue d’aronde —
beaded daw: choucas des clochers / choucas des clochers
— Galway hill-bantam: coq nain de Galway / coq
nain de Galway — pilibeen cathrach: pilibeen cathrach
/ pilibeen cathrach.
Le second exemple montre
à quel point le travail de copia s’améliore
à mesure que l’on avance dans le roman, il s’agit
du dernier paragraphe. Voici donc le même extrait dans les
deux traductions (respectivement, pages 266 & 297):
Morisset: Ultime conclusion
du livre: Le Mal est pair, La Vérité s’exprime
par un nombre impair, et la mort est le point final. Quand un
chien aboie au cœur de la nuit puis retourne à sa
niche, il ponctue l’énigme successive de la nuit,
lui confère comme une majesté et l’imprime
plus puissamment et plus uniformément sur la trame de notre
esprit. Sweeny tapi dans ses arbres, masse confuse entre ciel
et terre, écoute le sinistre hurlement et il perçoit
aussi la réponse du mâtin, qui, dans la paroisse
voisine, compte les veilles de la nuit.
Belles-Lettres: Ultime
conclusion du livre: Le Mal est pair, la Vérité
s’exprime par un nombre impair, et la mort est le point
final. Quand un chien aboie au cœur de la nuit puis retourne
à sa niche, il ponctue l’énigme de la nuit,
lui confère comme une majesté et l’imprime
plus puissamment sur la trame de notre esprit. Sweeny tapi dans
ses arbres, masse confuse entre ciel et terre, écoute le
sinistre hurlement et il perçoit aussi la réponse
du chien, qui, dans la paroisse voisine, compte les veilles de
la nuit.
Restons-en là —
et s’il n’y avait pas eu de copillage? Si le traducteur
était un second Pierre Mesnard?
Malheureusement, la plaisanterie
ne fait pas rire, c’est le lecteur qui est lésé,
sans doute les éditeurs le sont-ils aussi, Flann O’Brien
certainement. Quand les critiques cesseront-ils de qualifier de
“belle traduction” un texte qui, pour eux, n’est
sans doute que du bon français et qui, peut-être,
n’a rien à voir avec l’original; une traduction
ne peut-être jugée qu’à partir du texte
original. Quand les Français auront-ils droit à
une véritable traduction de At Swim-Two-Birds?
Bernard Hśpffner
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