Thibaut de Ruyter : Lost in the translation.

Extraits de correspondances : Bleckede-Bargfeld-Berlin-ASLL.

 

Bleckede, le 9 janvier 2002


Me voici, depuis une semaine, à Bleckede. C’est le village où se tient ma
résidence, pour trois mois. Environ 25 kilomètres de Lunebourg, sans voiture, c’est un peu difficile. Je n’ai jamais vécu à la campagne alors, arriver ici c’est perdre tous ses repères et se sentir plutôt mal. Les personnes qui sont en charge de la résidence ne semblent pas très intéressées par le projet (ou par quoi que ce soit d’ailleurs). En bref, il semble que, depuis 25 ans, les dépendances d’un petit château de campagne soient utilisées comme lieu de résidence pour les artistes (mais je devrais préciser peintres) du Landkreis. Ils ont là tout l’espace et le silence nécessaire à leur art et font, chacun leur tour, une bien jolie toile qui vient enrichir la collection du Landkreis. Les tableaux (ou dessins ou aquarelles), ainsi acquis par l’État à peu de frais, viennent ensuite orner les bureaux des dignitaires locaux. Je ne sais pas pour quelle(s) raison(s) ils m’ont choisi... (Tout ceci n’est pas si loin de la République des savants,
seulement, ici, trois artistes sont réunis et l’État leur donne les moyens
(en leur filant 1000 euros par mois et un logement gratuit) de faire un chef
d’œuvre (œuvre que l’État, bien évidemment, garde précieusement). Il y a
peut-être quelque chose à trouver là, une critique du système des résidences d’artistes... Je ne sais pas.

Je ne suis pas peintre, je ne suis pas des environs, je ne supporte pas la
campagne. Somme toute, rien de rien pour prendre part à cette histoire.
Bargfeld est à l’autre bout de la Lande et je n’ai pas encore trouvé une
solution pour m’y rendre (le voyage en train semble prendre plus de temps que d’y aller seul sur un tandem). Peut-être ont-ils cru que je souhaitais faire un portrait d’Arno Schmidt. Une jolie huile sur toile, avec un cadre doré et notre auteur, marchant seul dans la lande environnante, à la recherche de l’inspiration. C’est sans doute la raison qui m’amène ici... En bref, et comme vous pouvez sans doute le remarquer, le projet n’avance pas d’un pas. Il n’y a rien et, le pire, il n’y a peut-être rien à faire.

Sinon, ce matin dans une librairie de Lunebourg, suis tombé sur Zettel’s Traum en édition de poche. Bon, il faut des poches hors du commun, mais l’objet est plutôt sympathique et bon marché. Il faudrait juste que j’apprenne, réellement, à lire l’allemand. Pas juste m’amuser à comparer vos traductions avec la version originale, pas juste lire le journal et les dépliants publicitaires qui vantent la lande de Lunebourg.
Voici donc mes premières nouvelles, une semaine après être arrivé. Comme vous devez le remarquer, ceci semble bien mal parti. Demain, j’essaye de trouver un moyen pour me rendre à Bargfeld et rencontrer Bernd Rauschenbach. Pour le reste, cet imel ne servira à rien d’autre qu’à vous présenter, encore une fois et bien mal, mes meilleurs vœux.

 

Bleckede, le 10 javier 2002

Je dois d’abord vous remercier pour votre message d’hier. Il a fonctionné comme un véritable coup de pied au cul et m’a permis de remettre certaines choses à leur place. Même si, un moment, l’idée m¹est venue de vous proposer d’échanger nos lieux de vie et de travail : vous ici, dans la lande, et moi à Strasbourg, dans quelque bistro-guinguette bruyant et enfumé...
J’ai pris rendez-vous avec Rauschenbach, mardi prochain à Bargfeld. Je compte y rester trois jours et y chercher, de pied ferme, le thème de cet actuel-non-projet.
Je vous rappelle que mes travaux commencent par une partie d’écriture et que, aujourd'hui, devant l’œuvre de Schmidt, je dois m’avouer en panne. Chaque roman, chaque page, chaque phrase recèle des points d’accroche. Je dois m’avouer un peu perdu dans la façon d’appréhender le corpus.
En fait j’ai envie, maintenant, de visiter cette maison, de regarder le mode de vie notre auteur. Ce serait peut-être, au passage, une façon de faire le lien avec le projet sur Thomas Bernhard. Quels sont les lieux de ces auteurs,comment les ont-ils occupé et que nous disent ces architectures sur la vie et le travail de leurs habitants ? Thématique un peu bidon, je dois l’avouer, mais qui justifie le voyage à Bargfeld et, surtout, donne un angle d’attaque moins lourd que "influence du vocabulaire propre au paysage de la lande de Lunebourg dans les écrits d’Arno Schmidt entre 19XX et 19XX (je vous laisse écrire ici deux dates bien senties sur la période la plus pertinente pour ce genre de recherche)"...
En résumé, j’attends beaucoup de la rencontre avec l’espace de vie de Schmidt. Je pense vous avoir raconté comme la maison de Bernhard, à Gmunden, est tristement muséalisée. Des plaques de plexiglas viennent empêcher les visiteurs de toucher aux livres de la bibliothèque. Des jeunes demoiselles (sans doute étudiantes en deuxième année de lettres à Linz) vous racontent de superbes anecdotes, genre : il aimait manger là, il dormait la tête vers le nord, regardez comme les tiroirs sont bien rangés... De toute façon, ce n’est pas un secret, Bernhard était psychorigide, mais de là à psychorigidifier sa maison, il n’y a qu¹un pas. J’attends donc beaucoup de cette visite, un sentiment d’abord (quelque chose de sensible), puis une lecture plus attentive du lieu, plus proche du regard de l’architecte.
Voilà donc, après ces quelques moments passés dans la lande, la première chose qui me tient à cœur, écrire quelques lignes sur la maison de Schmidt à Bargfeld. De quoi s’occuper quelques jours, je pense.
Pour ce qui est de votre dernière citation de ZT
"(und Er besah Sie, wie ein Arschchitekt sein BauchWerk mustert : !)/", cela m’a fait penser à ce film de Peter Greenaway : le ventre de l’architecte. N’oublions pas que le ventre est un point important dans la gravité des corps humains (conférer les sumotoris)... Et que la gravité est peut-être ce qui fait toute la difficulté du métier d’architecte...

 

Bleckede, le 11 janvier 2002

 

C’est avec joie que j’accepte de livrer, aussi souvent que possible, ces quelques notes pour votre site internet. Je n’ai qu’une seule remarque à faire : pourquoi ne pas joindre vos réponses. En effet, il me semble que la lecture de l’ensemble en sera plus claire. Prenons mon message d’hier et sa référence au ventre de l’architecte. Sans la citation de Schmidt, qui se trouve dans votre message, la chose me paraît difficile à comprendre... À moins que, tout comme dans le film de Greenaway (que personne ne viennent croire, ici, que je puisse aimer ce réalisateur), je me retrouve à envoyer des cartes postales à quelqu’un qui, de toute façon, ne les recevra pas (l’architecte Stourley Kracklite les adresse à son confrère, Étienne Louis Boullée, décédé depuis 1799). Jusqu’à maintenant, c’est au traducteur d’Arno Schmidt que je m’adresse... Ce n’est donc pas un journal intime mais plus une correspondance, et je ne sais comment elle pourrait être comprise si il en manque la moitié.

Cela me fait penser à ce terrible livre, Enter... eller..., de Søren Kierkegaard (je dois avouer que je ne l’ai jamais fini). Mais cette histoire de correspondance, trouvée dans quelque double fond d’un secrétaire, et où deux philosophies opposées sont développées sans jamais être croisées, m’a toujours fasciné. Le titre du livre se suffit, ou bien... ou bien... et me rappelle à la citation d’Arno Schmidt qui, il y a quelques semaines, donna le point de départ de toute cette histoire :
" Und mehr böse Träume aus Zement & Glas, und Nickel & Schwarzbakelit. ("Du meinst <gute>" mahnte er. Anderseits ja.) / Das Rathaus. (Ob die Blumen davor <Gremien> hießen ?). / Eine sehr Neue Kirche. / Den Vogel schoß, meiner geringen Einsicht nach, die Kreissparkasse ab : entweder waren diese Architekten uns Allen so weit voraus ? (Und der Mund schnappte mir vor dem <oder> von alleine zu; denn ich bin, wie jeder anständige Mensch, meiner Ansichten oftmals müde.) " in Windmühlen (1960).
Encore une fois, une histoire de ou bien, ou bien...

Pour ce qui est de la forme de tout cela, je n’aurais que deux remarques. La première est que je n¹ai pas d’imprimante à Bleckede, et qu’il m’est impossible de faire la moindre relecture sérieuse de mes messages (on ne lit ni ne relit convenablement sur écran). N’hésitez donc pas à corriger ou à reprendre les légèretés dues à la rapidité de rédaction et à l’absence de relecture sérieuse. La deuxième est d’ordre formel. Je frappe mes textes en caractères times (12 points) dans une colonne justifiée d’une dizaine de centimètres de large... Puis, pour une meilleure lecture à l’écran, je demande à mon traitement de texte de tout afficher à 200%. Cette forme pourrait servir à un départ de mise en page pour les contributions au site. Avec un fond blanc, histoire de donner l’aspect du texte-écran et non de la mise en forme internet. En bref, le plus brut et le plus minimal.

Pour ce qui est du cd-rom, dites bien à votre ami à l’iMac qu’il fonctionne beaucoup mieux lorsqu’il est copié sur le disque dur de l’ordinateur. De plus il faut, parfois, chercher longuement avant de trouver le chemin. Tout ceci s’appelle Lost in the translation et c’est une volonté de ma part de perdre un peu le lecteur. Ne cherchez pas toujours la cohérence à tout prix, c’est un travail sur les connections, sur la construction d’une histoire et d’une pensée. Et, je dois le reconnaître, il y a quelques bugs... alors, si vraiment votre ami se perd dans la lecture, qu’il n’hésite pas à quitter et à relancer le logiciel. N’hésitez pas, non plus, à me poser des questions sur cette chose un peu bizarre. Je vous rappelle qu'il s’agit d’une des trois parties de la résidence en Autriche. Le texte sur Bernhard et Wittgenstein que je vous ai déjà adressé est la première. La maison, construite réellement, installée puis habitée et disparue depuis peu , en est la troisième. Le cd-rom n’est donc pas tout. Il faut appréhender la chose dans son ensemble. Le travail d’écriture étant un point de départ. Voici donc, pour cette résidence allemande, la même chose. J’écris et place, bout-à-bout, des remarques. Faites-en ce que bon vous semble.

Sinon, j’ai beaucoup ri, hier soir, en relisant Miroirs Noirs... La lettre d’insultes, adressée à un chercheur publié dans le Reader’s Digest et qui se termine par : "J’espère que votre chasse d’eau fonctionne bien; avec mon mépris le plus sincère :" ou, en allemand "Möge Ihre Wasserpülung stets funktionieren; im aufrichtiger Verachtung :". C’est un peu facile mais, somme toute, c’est de l¹humour très campagnard. Je le comprends sans doute mieux, ici et maintenant.

Ce matin, ordonné les publications. À partir du petit volume de chez Haffmans (objet que, je dois l’avouer, je chéris énormément (j’espère que Suhrkamp se montrera à la hauteur – et attends l’édition dans la Pléiade)), édité une liste complète des nouvelles et romans (de 1946 à 1964). Une bête liste chronologique, histoire de voir, en un coup d’œil, l’ampleur de la tâche. Ce qui est lu, ce qu’il faudrait relire, ce qui n’a pas encore été lu, ce qu’il faudrait lire en version originale faute de traduction. Sur un total de 63 textes, j’en trouve 46 traduits, ce qui n’est pas si mal, somme toute. Somme toute, car aucun des tapuscrits n’est compris dans cette histoire...

Faire des listes, une non-activité qui peut vous occuper des journées entières. Préparer, regarder, comparer et éditer pour, au final, ne rien avoir. Juste une vision d’ensemble qui en dit pas grand-chose. Qui peut se vanter d’avoir, en ayant lu le titre d’un livre, d’avoir lu tout son contenu ? Bien sûr, il y a les romans de gare au titre évocateur, genre : "Le prince des Bahamas" (amour) ou "Du rififi sous les cocotiers" (barbouze) et les grands ouvrages philosophiques : "De motu corporum in gyrum" (Nicolas Copernic)... Comme quoi certaines littératures, que l’on pourrait croire si différentes, ont tendance à se rejoindre. (Mais je défie quiconque de trouver une édition de Copernic à la gare de Lunebourg).

 

Bleckede, le 12 janvier 2002


Je regarde la première présentation de tout ceci. Cela ressemble, en fait, assez fortement à ce que j’ai à l¹écran lorsque je tapote le texte de mes dix doigts fébriles... Simplement, je travaille avec le texte justifié (ce que je préfère car, avec la justification le traitement de texte donne à celui qui écrit le sentiment de l¹objet "déjà-imprimé", avant même que la phrase ne soit finie... miracle des temps modernes). De plus, il me tient à cœur de réserver, à droite du texte, au moins six à sept centimètres de blanc. Car, comme le dit si bien Jean-Luc Godard, le plus important dans les livres, ce sont les marges ; là, on peut écrire... De plus, dans l’avenir, cette marge pourrait servir à mettre en page quelques images, sons, usw, usw. (Nb : pour ce qui concerne les sites internet, je vous invite à visiter l’adresse www.doigtdansloeil.com, j’ai été chef de projet pour ce site l’an dernier. C’est un produit très "architecturé" voire architectural. Dites-moi donc ce que vous en pensez).

Je remarque aussi que vous n’avez pas résisté au plaisir de traduire les morceaux d¹allemand qui traînent dans les lettres... J’aime cependant l’idée de perdre un peu les lecteurs, de les rendre, eux aussi, perdus dans la traduction, de les obliger à aller fouiller dans leur bibliothèque pour trouver l’extrait correspondant (et s’ils n’ont pas le livre qu’ils aillent l’acheter, mieux, le voler chez les mégamarchandsdepapierimprimé (je sais que l’on trouve quelque chose comme cela dans l’œuvre de Schmidt, mais je ne sais plus où ? dites-le moi...)). Je propose donc de mettre en place un système. Ce qui est déjà traduit et publié en français pourra, selon l’humeur du jour, être en français et/ou en allemand. Le reste, ce qui n’est pas disponible, sera traduit, si vous l’acceptez, par vous-même.

De plus, la mise en place d’un petit index, date par date, situé en haut de la page html, simplifiera sans doute la navigation. Un clic sur la date et le texte choisi apparaît directement. À la fin de chaque texte, un petit bouton vous propose d’être, aussitôt, tout en haut de la page. Sinon, dans trois semaines, aller chercher le texte du jour relèvera d’une descente aux Élysées... (enfin, et juste histoire de n’être comme personne, lorsque vous m’envoyez des pièces jointes, pourriez vous les mettre en .rtf et non en .doc, je me refuse à utiliser word).

Passons maintenant à des choses plus sérieuses.
Après la relecture de Miroirs noirs c’était, hier et aujourd’hui, le tour de Brand’s Haide... Encore une fois, j¹ai beaucoup ri...
Mais il s'agit bien de cela : Aux alentours de l’an mille... cents, la princesse Babiole, fuyant le roi Magot et un mariage convenant si peu à ses penchants, cassa la noisette qu’elle avait reçue en cadeau : "S’en échappa en faisant des cabrioles une foule de petits architectes, de charpentiers, de maçons, de menuisiers, de tapissiers, de peintres, de sculpteurs, de jardiniers (oui: des jardiniers, Herr Overbeck ! Nous y voilà !) etc., lesquels bâtirent en quelques instants un somptueux palais agrémenté des plus beaux jardins (sic !) du monde. Tout était resplendissant d’or et d’azur. On servit un magnifique festin ; 60 princesses mieux habillées que des reines, menées par des écuyers, et suivies de leurs pages, accueillirent la belle Babiole avec force compliments et la menèrent dans la salle des banquets. Après le grand dîner, ses trésoriers lui apportèrent 15 000 coffres remplis d’or et de diamants avec lesquels elle paya les ouvriers et les artisans qui lui avaient bâti un si beau palais, à la condition qu’ils lui bâtiraient promptement une cité et s’y établiraient. Ce qui fut fait aussitôt, et la cité fut achevée en trois quarts d’heure, malgré qu’elle fût cinq fois plus grande que Rome..." (Ce qui est bien sûr exagéré!).
(Brand’s Haide, p. 96-97).
Mais d’où vient donc ce texte, et cette princesse Babiole qui, en allemand, s’appelle aussi Babiole ??? Et ces architectes sortis d’une noisette, et cette ville construite en 3/4 d’heure ? Si vous avez des éclaircissements, je suis preneur... C’est une jolie histoire d’architecture qui, quelque part, pourrait prendre place dans le projet (lui aussi évolue, je vous en parle bientôt).

Pour ce qui est de l'humour, puisqu’avec mes relectures du moment je m’amuse bien, il me vient à l’esprit un point très bernhardien. Vous m’avez demandé, en décembre, quel pouvait être le rapport entre Schmidt et Bernhard ? Peut-être que l’humour nous donne là une solution. Dans ses entretiens avec Krista Fleischmann (j’orthographie sans doute mal, mais je n’ai pas le livre avec moi, c’est aux éditions de l’Arche), Thomas Bernhard raconte, qu’en cas de tristesse, il ouvre un de ses livres au hasard et rit toujours beaucoup. Que chacune de ses phrases le fait rire plus que tout. Voilà peut-être une première piste pour imaginer la rencontre, aux Élysées, entre Schmidt et Bernhard. Ils n’ont sans doute rien à se dire (l’un passe son temps à se plaindre de ses contemporains alors que l’autre passe son temps à se plaindre lui même, l’un écrit avec une rythmique pétaradante et secouante alors l’autre se laisse aller dans un flot la diarrhée verbale, usw, usw...) mais, ensemble, ils doivent bien rigoler. Et puis tous deux avaient l’esprit scientifique (" Zur stabilen Stützung eines Körpers ist es notwendig, daß er mindestens drei Auflagepunkte hat, die nicht in einer Geraden liegen, so Roithamer."), et l’envie de se construire une cabane dans la forêt. De Gmunden à Bargfeld, il y a quelques centaines de kilomètres. Mais, mardi, je rends visite à la maison Schmidt.
Là, on verra.

 

Bleckede, le 13 janvier 2002

Après deux heures de promenade dans la lande, un doute m’assaille... Et si Babiole, et ses histoires de noix, n’était autre que le sujet de Casse-
Noisette ? ? ? (chose dont, je dois l’avouer, je ne connais rien d’autre que
le titre). Ce célèbre brise-gland m’est soudain venu à l¹esprit et, depuis,
je me dis que je suis inculte. En aucun cas, je ne pourrais gagner à
Questions pour un champion. J’espère donc ne pas passer pour un naze avec ma question d’hier et attends votre réponse.
Autre question un peu stupide : savez vous où se passe Ondine ? En marchant aujourd’hui, je me disais que le paysage décrit par Arno Schmidt est bien plus monstrueux que la véritable lande de Lunebourg... Ce paysage est bien moins effrayant qu’un bois dense et sombre ou un pic rocheux. Mis à plat, avec ses bosquets et arbustes, avec ses grandes étendues d’herbe, et quelques grands arbres qui, ici et là, siègent ; il n’y a pas de quoi avoir peur. Les rives de l’Elbe, avec leurs découpes irrégulières, offrent d'agréables chemins. Le morcellement du territoire pour l’exploitation agricole sont d’une non-géométrie fort sympathique. En bref, je ne retrouve pas les paysages tourmentés de notre auteur (à moins que par ses paysages, il faillent comprendre l’Allemagne des années cinquante ?). Je me demande si Ondine se passe aussi dans cette lande, car là, se seraient deux auteurs qui donneraient à ce paysage des tonalités sombres et romantiques – et je devrais revoir mon opinion sur la banalité tranquille du paysage alentour.

Nous y voilà, dimanche s’écoule et je me suis lancé dans la relecture du
Faune (à ce rythme, fin de semaine prochaine, je m’attaque à Soir bordé
d’or) – et je retrouve avec plaisir les premières pages, et la vie qui n’est
pas un continuum. Ce sera sans doute le sujet de mon prochain message. Mais, en attendant, lesen ist schrecklich ! Et j’y retourne...

Bleckede, le 14 janvier 2002


Je me rends compte, à la lecture de votre réponse d’hier, qu’il y a eu
malentendu. Et il me faut, maintenant, préciser les choses. C’est à propos
de la lande de Lunebourg. Je trouve le paysage que je rencontre, chaque
jour, très différent de l’image que je m’en été faite depuis dix ans, depuis
la lecture du Faune. Les différents récits de guerre, de réfugiés, de
désolation post-atomique, m’avaient donné l’image d’un territoire bien plus violent que celui dans lequel, aujourd’hui, j’évolue.
Tout est un peu comme ce principe stupide, qui consiste à aller voir une
adaptation d’un roman au cinéma et à sortir de la séance en disant : " Tu
vois, moi, en lisant, je voyais plutôt Louis de Funès que Brad Pitt dans le
rôle principal ". C’est sans doute un effet connu, qui fait que, lorsque
l’on rencontre réellement quelque chose que l’on a imaginé, cette réalité ne correspond pas. Je reprends donc les Scènes de la vie d¹un faune et trouve, assez vite, une réponse (page 23) :
" (Je n’aime pas la montagne. Je n’aime ni le dialecte chuintant des
montagnards, ni cette interminable succession de creux et de bosses, tout ce baroque tellurique. Mon paysage à moi est uni, plat, illimité, couvert de landes, de bois, de prairies, de brouillard. Muet.) "
Voilà qui, sans doute remet une chose à sa place.

Il faut l’admettre, ce sentiment qui consiste à être déçu par la réalité que
l’on trouve est assez puéril. Mais aujourd’hui, en allant laver mon linge,
je trouve un baril de lessive d’une marque qui, aussitôt, me rappelle à
notre auteur "Persil bleibt Persil"... Alors le principe est double.
Des moments de déception (car ce que l’on trouve ne correspond pas à l’image que l’on s’en été faite) et des moments de sourire et de joie (lorsqu’une phrase vous saute à la gueule alors que vous vous préparez à l’activité la plus excitante que l’humanité ait inventée : farcir une machine à laver le linge, régler sa température et choisir le programme qui convient). Finalement, cette histoire recoupe presque le moment où, à Vienne et après l’avoir étudiée durant des mois, je suis allé visiter la maison Wittgenstein. Et la déception qui s’en suivit... mais ceci est une autre histoire. Simplement, le sentiment fut pire encore en allant visiter la
maison de Thomas Bernhard à Gmunden. Je pense vous l’avoir déjà raconté, l’endroit est totalement mort, muséalisé et théâtralisé. C’est un cauchemar de visite digne de Disneyland. C’est, peut-être, l’image que les héritiers de Bernhard veulent nous donner et, si c’est réellement le cas, alors ces gens ne doivent pas beaucoup s’amuser. La maison est d’un mortel ennui – et il n’y a rien à en tirer. Mais ces histoires de maisons, d’architecture et d’écrivains, trouvera sans doute un nouveau chapitre demain, à Bargfeld.

Bargfeld, le 15 janvier 2002


C’est depuis le salon de lecture – salle d’exposition de la Fondation que je
vous écris. Ce matin, tel un présage de la journée, le soleil avait décidé
de reprendre ses droits dans le ciel de lande de Lunebourg. Tout cela peut paraître un touristicoromantique, mais c’est ainsi que la journée (mais il faudrait écrire journey) commença. Après dix jours de grisaille toute danoise, trouver le chemin de Bargfeld ensoleillé fut un véritable
soulagement. Et puis l’accueil réservé par Bernd Rauschenbach n’a pas fini de me contenter.

Somme toute et au risque de vous décevoir, de cette journée
et maintenant, je n’ai pas grand chose à raconter. Après un tour dans la maison de bois (la bibliothèque – mon dieu – la bibliothèèèèque...) et la maison de briques (recouvertes d’un enduit gris mais, pour la petite histoire, j’aime bien l’idée de maison de bois et maison de brique, manque juste celle de paille et Arno Schmidt en loup féroce au milieu) où j’ai pu admirer quelques pièces d’archives (notamment, à ma demande, le seul livre d’architecture qu’ait possédé Schmidt (celui là, j’y reviendrai) nous avons papoté dans le salon avec Rauschenbach. Là, l’homme vous fait un véritable expresso (je sais je m’arrête sur des détails mais, encore une fois, je l’ai dit je n’ai rien à raconter maintenant) – c’est-à-dire qu’il moud le café juste avant de le passer dans la machine...Là, je m’incline. Alors, au fil de la conversation il me montre quelques éditions, les fac-similés et autres pièces éditées par la Fondation (mais bon sang, comment ce fait-il que Marissal à Paris n’ait pas le moindre de ces ouvrages ???). C’est une avalanche de papier, de signes, de mots, de feuilles et de dessins, de croquis et j’en passe. Après un temps, assommé, je pars me promener à la recherche du terrain acheté par Schmidt et dont vous m’avez parlé. Une heure de marche à pied, après tout cela, était bien nécessaire.

Du coup j’en reviens, et pour la dernière fois, à la question du paysage (de plus Bernd Rauschenbach est d’accord avec moi). Le paysage de Bargfeld est assez différent de celui de Bleckede et, qui plus est, finalement assez proche de l’image que j’en avais. Je pense pouvoir m’expliquer maintenant : l’Elbe, dans sa largeur, a lavé Bleckede (qui plus est au milieu d’un coude que fait le fleuve). La ville porte les traces des crues, des digues ont été construites pour canaliser les flots (et drainer les terrains agricoles). Bargfeld est deux cents fois plus charmante (j’emploie volontairement cette expression car, hier, j’ai reçu un mail qui me disait : Thibaut, dein Deutsch ist sehr charmant...ich weiß nicht warum ich englisch geantwortet habe, ein Automatismus ??? So sind die Deutschen, du wirst es ja noch sehen, nich nur in Bedecke (sic !), sie sprechen lieber englisch als deutsch, sie essen lieber italienisch und thai...). Du coup, je trouve tout un peu charmant en ce moment. Et Bargfeld plus que tout.

Il va me falloir beaucoup de temps pour digérer tout cela. Ce flot
d’informations, la qualité du lieu, la maison et sa bibliothèque, le
paysage, le centre du village avec ce Eichkamp dont vous m’aviez aussi
parlé. Bref, trop de choses pour maintenant. Je reprends donc ceci ce soir, tranquillement, depuis ma chambre de chez Bangemann.

Bargfeld, le 16 janvier 2002


Je suis bleu. Après une soirée assez festive avec Bernd Rauschenbach (dans un restaurant de grande qualité de Celle), je me suis pris un dernier verre chez Bangemann et suis allé me coucher, un peu bleu. Il faut dire que ces gens vous servent un schnaps très scharf – avec deux centilitres duquel on devrait pouvoir faire rouler une mobylette pendant dix kilomètres. La soirée fut donc mouvementée (ce dont, après quinze jours d’isolement à Bleckede, je commençais à avoir besoin) et pleine de projet et d’idées. Rauschenbach s’est piqué au jeu et nous avons parlé de tout, dans un ordre tellement chaotique qu’il me faudra une semaine pour mettre tout à plat. Reste qu’il n’est pas choqué par les questions sur Bernhard, qu’il semble comprendre mes propos (en même temps, et fainéant comme pas deux, je parle anglais avec lui – ce qui simplifie grandement ma compréhension (et la sienne je crois)). Sur la soirée, ce sont tous les grands thèmes schmidtiens qui sont passés en revue... Reste juste, et histoire de mettre la puce à l’oreille : Die Vogelscheuche de Ludwig Tieck... Existe-t-il une traduction de ce texte en français ? Pouvez vous m’en raconter les grandes lignes ??? Un bon sommeil profond; si on n’était pas si romantickeur on aurait déjà eu depuis longtemps des idées plus remarchénoirquables !

Ce matin, arrivé à la Stiftung vers dix heures pour continuer à regarder les publications auxquelles je n’aurais jamais osé penser. Les fac-similés sont terrifiants, les tapuscrits tout autant. Bref, difficile de savoir, encore une fois, par où commencer. Je suis bleu, mon allemand est nul et je ne sais toujours pas par où prendre cette histoire. Du coup, vers 14 heures, petite promenade en direction de chez le marchand de livres... Histoire de voir un peu à quoi peut ressembler une Antiquariat dans la Lande. Moi, un peu benêt, je trouve la maison rouge, l’homme est accueillant, il ouvre une porte et là : sa grange... C’est quoi cet endroit ??? C’est quoi ce village ??? Je suis bleu, faut arrêter, j’ai besoin de m’asseoir, merci. Je m’attendais à un truc de ferme, un peu crade et un peu froid, avec des livres un peu moisis (un libraire d¹occasion à la campagne quoi) et je tombe sur une grange carrelée, avec rayonnages et échelle et piano en plein milieu... Je passerai donc sur les différentes éditions originales et autres reliures pleine peau et tranches dorées à l’or fin. Juste un Homme sans qualités des années 70, deux jolis volumes de chez Rowohlt (mais Musil n’est pas le propos en ce moment) –- un Léviathan de chez Bibliothek Suhrkamp (ces livres me fascinent, j’aime leur papier, leur format, leur graphisme, tout) – et enfin le Finnegans Wake annoté par Schmidt (et là, quand même, on frise la folie – commentpeutonéditeruntrucpareil ???). Objet magnifique et fascinant – que ma bourse ne suffira jamais à payer. Alors on oublie, on boit le thé dans la cuisine du libraire en parlant de Berlin, de l’architecture, de sa maison et, au passage, une petite citation me revient à l’esprit. Une conférence de Jean Nouvel, à la fin de années quatre-vingt-dix, dans un salon du mobilier à Courtrai (Belgique). Ce jour là, Nouvel eut une phrase qui, aujourd’hui, a fait bien rire notre libraire : "Un architecte qui tente de dessiner une ville, c’est comme un écrivain qui essaie d’écrire une bibliothèque"... Et de penser à Arno Schmidt, forcément.
Bernd Rauschenbach souhaite partir tôt et il m’attend pour fermer (je dois utiliser la ligne téléphonique de la Fondation pour vous envoyer ceci...).
Alors je ne m’éternise pas.

 

En allant vers Bleckede, le 17 janvier 2002


Vous me demandez un digest de mes impressions, je vais vous en donner un. Souvenez vous, la salle de lecture et de réunion de la Fondation est à
droite de l’entrée, à gauche, on trouve un petit vestiaire, le couloir qui
mène aux bureaux et un toilette. Or, depuis hier (sans doute depuis plus
longtemps mais cela est clairement sensible et audible depuis hier), ce vécé fuit... avec un bruit constant de mininiagara. De là à revenir à nos
premières histoires de digest, de lecteur, et de chasse d'eau qui fuit, il
n’y a qu'un pas.

Trêve de plaisanteries.
À propos de Tieck, Rauschenbach m’a montré un volume de chez Zweitausendeins édité en 1979... cela doit être moins introuvable que l’édition de 1840 dont vous me parlez (au fait, et quitte à passer, encore une fois, pour un imbécile, qui sont les frères Schlegel ?). En tous cas, pour l’histoire, mardi j’ai fort bien dîné avec Rauschenbach. La discussion allant, nous parlons des caractères de Schmidt et de Bernhard (le côté ermite qu’il ne faut pas déranger qui vit reclus qui veut voir personne)... de là, mais je ne sais plus très bien comment, nous parlons de Bleckede, la lande délavée, le rien à faire d’autre que de regarder voler les corbeaux... de là, mais je sais encore moins comment, nous parlons de Halle-für-Kunst et du Landkreis Lüneburg (en gros les deux responsables de ma résidence), et moi de raconter qu’il n’y a même pas une école d’art à Lunebourg, pas de véritable librairie ou magasin de disques, en bref, pas de scène artistique... de là, mais je ne sais vraiment plus très bien comment, j’en viens à dire que j'ai envie de bousculer un peu tout cela, de faire péter le bouchon... de là, mais je ne sais plus très bien pourquoi : un projet. Après la maison pour oiseaux en Autriche, l’épouvantail en Allemagne. Un truc nouveau, que je pourrais faire dans mon château, un épouvantail un peu design et architectural, qui aurait à voir avec Arno Schmidt... L’épouvantail resterait un mois sur la grand’place de Lunebourg (Am Sande) et, ensuite, prendrait la route pour une
demeure permanente : le Schauerfeld... Et là, hilare, Rauschenbach de
surenchérir : Die Vögelscheuche : un des romans préférés d’Arno Schmidt...
Voilà donc toute l’histoire, le livre fait 447 pages dans un allemand d’un
autre âge et ce n’est pas maintenant que je vais me mettre à Ludwig Tieck. Mais l’histoire valait la peine.

Les plombiers viennent de partir. Je suis soulagé. Il est maintenant 16 heures, et je vais revisiter la maison une dernière fois avant de partir pour Bleckede. Simplement, je pense que les prochains imels seront consacrés à la maison (mais il faudrait dire les maisons) d’Arno Schmidt à Bargfeld. En effet, devant la masse de documents, le corpus monstrueux, la langue à laquelle je ne comprends rien, les biographies de
Fouqué ou May, les dialogues et tapuscripts, les crocs-en-langue et autres mots dans la bouche, l’architecte se retranche dans sa zone de réparation, et s’attaque à la seule chose que, finalement, il connaisse : les maisons. Alors, Rauschenbach me fournit quelques documents, je retourne voir un peu à quoi ressemblent ces maisons, je mémorise la position des meubles, la façon de se placer par rapport aux fenêtres, la maison de bois et la maison de briques (en fait de l’Y-Tong, marque célèbre de béton cellulaire), usw., usw...

" Ich steh gern früh auf, (und nicht bloß in fremden Häusern). Aber schon
wirklich <früh> – nicht, weil ich meinem Käpplein nun mit Gewalt seinen
eigenen Schnitt geben wollte; aber is dann so schön still zum Arbeiten, im
Winter um 2 und 3 : als HAGESTOLZ, (was ja nicht identisch ist mit
<Junggeselle>), stört man Niemanden, und die Dictionaries sind’s gewohnt.
Nun gar hier <auf dem Lande>, sommers um 4, hätte ich ja ein Narr sein
müssen, wenn ich dem (mich im Sinus des Einfallswinkels anfunkeln wollenden) Reiseweckergesicht nicht einen Schnipp geschlagen hätte. Denn es war tatsächlich rundum apart so, im leichten Sessel, auf der kleinen Veranda THE HOUSE & THE DISTANCE. " (in Kundisches Geschirr. 1962)

 

 

Bleckede, le 18 janvier 2002

18 janvier, anniversaire d'Arno Schmidt. Je pars ce matin, pour une dizaine de jours, à Berlin. Histoire de retrouver un peu d'urbanité, de pollution, de bruit et de fureur (concert de Terre Thaemlitz lundi soir). Mes mails seront, vous vous en doutez, un peu moins soutenus et réguliers. Vous m'en excuserez. Maintenant, j'ai réellement l'intention d'crire à propos des deux maisons (si vous avez quoi que ce soit à me raconter ou à me suggérer, je suis preneur). Je pense faire un bref texte, vision d'un l'architecte sur ces constructions. Une chose m'intrigue particulièrement : comment peut-on avoir écrit Tina et construire une maison-archives-toutenbéton, et protéger le moindre de ses manuscrits ? Que Schmidt ait voulu conserver sa bibliothèque est extrêmement compréhensible, qu'il ait, au passage, protégé tous ses manuscrits (alors qu'il détruisait les zettels) me semble beaucoup plus intrigant... Voici donc une piste de départ à un travail un peu plus sérieux que ces simples mails quotidiens.

Pour ce qui est des frères Schlegel, j'ai demandé hier à Rauschenbach. Il
m'a tout expliqué. Je comprends votre malheur.

Vous ai-je parlé de la gare de Uelzen ? Sinon, rappelez moi de me mettre en colère dans un de mes prochains messages.

Cette rue s'appelle
RUE ASJA LACIS
du nom de celle qui
en fut l'ingénieur
et la perça dans l'auteur.

 

 

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