Thibaut de Ruyter : Lost in the translation.

Extraits de correspondances : Bleckede-Bargfeld-Berlin-ASLL.

N° 10

 

 

Bleckede, le 24 février 2002

J'ai bien reçu votre long message d'hier matin et je vous en remercie. J'y trouve matière à réflexion et, encore une fois, ce sentiment que l'écrit laisse toujours une grande part à l'interprétation et à l'incompréhension. Nous sommes, une fois de plus, un peu perdus et malmenés par notre moyen de communication (son "instantanéité" qui ne fait, pour ma part d'écriture, qu'amener superficialité) et je vais tenter de remettre les choses à leur place (car, si j'ai bien compris, c'est ce qu'attend votre lettre).

Je vais sans doute lancer mille choses que vous savez déjà et répéter bêtement ce que des dizaines de spécialistes de la question ont déjà écrit. Mais, peut-être, arriverons-nous à nous comprendre sur l'usage que je fais de quelques mots (et notamment les expressions malheureuses d'"œuvre fermée" et d'"œuvre ouverte").

Je suis mille fois d'accord avec vous sur la richesse des constructions d'Arno Schmidt ("l'architecte des mots"). Il est même possible d'étendre le jeu aux différentes échelles de ces constructions : le mot, la phrase, la page ; en les rattachant à d'autres formes : le design, l'architecture, l'urbanisme. Donc, le moindre élément des écrits d'Arno Schmidt relève de la construction. Ce constat était fait par d'autres bien avant que je demande cette résidence et, je pense, clairement énoncé dans ma lettre d'intentions. Donc oui, et mille fois oui, Arno Schmidt est un "architecte des mots", mais aussi des phrases et des pages.

Tout bon architecte travaille sur un site et le respecte. C'est le préalable à toute œuvre architecturale, qui ne se limite pas à des questions de géométrie et de terrain, mais inclut aussi des dimensions économiques, sociales, politiques, etc.

Dans le cas d'Arno Schmidt, le site me semble être constitué par des éléments de deux sortes : les Zettel et l'usage de la bibliothèque. Il prépare son terrain, le regarde et l'étudie, puis lance le vaste chantier de construction qui amène au texte définitif. Ce qui pourrait expliquer pourquoi il ne comptait pas garder les Zettelkasten (Rauschenbach m'a raconté qu'Alice en avait sauvé un du feu !) puisqu'il ne s'agit que du terrain vierge (mais déjà tellement chargé !) qui s'apprête à recevoir l'œuvre de construction. Il y a donc, avant l'écriture, cette préparation d'un site. Le texte, lui, viendra lier les divers éléments, constituer un tout avec un lot de contingences matérielles. L'architecte travaille à partir d'un site et intègre, dans son œuvre, diverses problématiques (les possibilités constructives, la statique, l'économie de la construction, les rapports sociaux induits par l'espace, etc...). Le bon architecte est celui qui magnifie les contenus de son site, avant d'y plaquer ses propres intentions. Dans ce sens, Arno Schmidt constitue un site avant de faire quoi que ce soit et est donc architecte, bien avant d'être "architecte des mots" ou "architecte de la page". De plus, en bon architecte, il laisse apparaître, parfois, les qualités de son site. Il ne vient pas aplanir le terrain puis bétonner le tout (ce que ferait Thomas Bernhard). Arno Schmidt garde certaines aspérités, certains dénivelés, certains massifs floraux et les met en valeur. Les citations seront donc, parfois, totalement noyées dans le texte ou, par quelque artifice de style, de typographie ou de mise en page, mises en valeur dans la page. Pour argumenter encore un peu sur la posture d'Arno Schmidt architecte, je dois remarquer l'usage des mots comme "superposition" ou "perspective" dans votre dernier message. Oui, encore une fois, il y a là tout ce qui fait un travail d'architecte.

Cela me rappelle une anecdote. En 1996, au Danemark, j'assistais à une session de diplôme d'architecte à l'Académie Royale des Beaux Arts de Copenhague. Là, un étudiant présentait une magnifique habitation de bord de mer. Des dizaines de dessins, aux traits fins et précis, une écriture moderne et simple pour une petite maison fort séduisante. La maquette du projet, de plus de deux mètres de long et un mètre de large, présentait l'ensemble de la côte. Les dénivelés, les découpes et modelés de la nature effectués par la mer, la végétation et les chemins, tout était là pour représenter une magnifique zone naturelle, et sans doute protégée par quelque loi danoise. Une grandiose maquette de site avec, sagement implantée, la maison, de la taille d'une grosse boîte d'allumettes. On pouvait alors lire la richesse du travail de l'étudiant. Comment chaque courbe de niveau, chaque découpe du territoire, chaque vue et orientation possible avaient été étudiées pour décider l'implantation de la maison. Un fort beau projet d'intégration et de simple architecture, totalement dévouée à son site. Lorsque, à la fin de sa présentation, et totalement séduit par l'endroit qu'il présentait, je demandai à l'étudiant de m'indiquer où se trouve son terrain (dans le but avoué d'y faire une promenade le dimanche suivant), il expliqua que le site n'existait pas, qu'il avait inventé cette Nature de toute pièce pour pouvoir, ensuite, y implanter son projet de construction...

Voilà pour la question du site et, sans doute, pour le début de l'explication. Je vais maintenant reprendre une expression que vous utilisez plus loin dans votre message : " Je préfère admirer que m'ennuyer ". C'est là que se pose la question de l'œuvre fermée. Lorsque je passe une journée à lire, à regarder comment une page est faite ou à rire des allusions et jeux de mots, je ne trouve pas à quoi m'accrocher. Oui, je passe beaucoup de temps à admirer. Je pensais, en prenant les textes d'Arno Schmidt avec moi dans cette expédition, y trouver un site (ou une partie de celui-ci) propice à mes constructions. Mais, en fait, je ne trouve pas le site mais les constructions. Et c'est un peu comme si je me retrouvais à bricoler la cabane de jardin derrière une maison de Louis I. Kahn. Les phrases de Ludwig Wittgenstein - c'est ce que je tentais d'exprimer la dernière fois - sont des appels à la production plastique. Ce sont des petites choses qui, comme vous le dîtes, vous "soutirent tout juste un sourire de compassion" mais ouvrent des portes et laissent rêvasser. Leur côté légèrement abscons, leur légèreté, en font des mines d'or pour qui veut prendre la suite (c'est ce que j'essayais d'expliquer à propos du travail de Joseph Kosuth qui s'est fait une vie d'artiste international en citant les aphorismes de LW). Donc, partir de Ludwig Wittgenstein (et, je le répète de De la Certitude et non du Tractatus), pour en faire un site propice à une construction artistique est facile. (C'est ce que j'ai appelé l'œuvre ouverte, mais j'aurais pu dire œuvre libre, œuvre facile, œuvre manipulable ou je ne sais quoi encore). De l'autre côté, prendre la moindre citation d'Arno Schmidt, c'est prendre le monde entier à bout de bras. Et, en plus, ce monde est déjà complètement construit, plein, rempli. C'est arriver sur un terrain où il ne reste plus qu'un bout de jardin et, comme je l'ai dit plus haut, à peine la place pour faire une cabane à outils. De ce fait, le moindre usage direct des textes d'Arno Schmidt vire au littéral, à la mise en place d'un système d'illustration directe et simpliste, qui ne relève en rien de la construction. (C'est ce que j'ai appelé l'œuvre fermée, j'aurais pu dire pleine, remplie, complète ou je ne sais quoi encore). Voilà mon problème aujourd'hui. Et voilà ce que je tentais de dire la dernière fois. Certains textes sont des sites et n'attendent qu'une chose, c'est que l'on vienne construire par dessus. C'est ce que j'ai fait en Autriche avec Thomas Bernhard et Ludwig Wittgenstein. D'autres textes relèvent d'un tel niveau de construction qu'ils ne supportent rien, où rien d'autre que des ajouts malheureux.

Je ne sais pas si je suis, enfin, clair. Mais admirer Arno Schmidt c'est admirer ce que l'œuvre contient et rester planté des heures à décortiquer le système. Difficile, alors, d'aller jouer dehors.

Vous m'avez écrit la dernière fois que vous n'êtes pas très cinéphile. Avez-vous cependant connaissance d'adaptations (ou de volontés d'adaptations) à l'écran de textes de Schmidt ? En fait, je pense sincèrement que mon problème se situe là. Si vous décidez d'adapter un roman tel que Haute Fidélité de Nick Hornby, pas de problème : il suffit de suivre le texte, page à page, et de le mettre en scène. Maintenant, si vous vous attaquez à l'écriture de William Burroughs et que vous décidez de filmer le Festin Nu, mieux vaut s'appeler David Cronenberg ! Mais, à ce jeu là, il faudrait encore ajouter des pages et des pages à ce message, et cela ne ferait que déplacer la question.

J'espère, en tous cas, apporter ici un peu d'explications sur cette expression malheureuse que j'ai employée la dernière fois.

Je tiens, maintenant, à vous remercier pour les pistes plastiques que vous évoquez. Certaines me semblent plus qu'envisageables et je les garde de côté. Pour les autres, je vais y répondre rapidement (même si, je pense, une bonne partie des réponses est déjà dans ce qui précède)

1) toute les occurrences de mots concernant de près ou de loin la Baukunst et l'architecture et dont je vous ai fourni une liste. -

Je m'en vais, de ce pas, reprendre la lecture de cet élément. Même si je reste persuadé que mon travail, ici et s'il y en a un, ne peut découler d'une simple citation. Le problème se situe bien ailleurs. Mais, s'il y a une citation qui, aujourd'hui, me touche tout particulièrement, c'est celle que l'on trouve au début du Faune (sans doute parce que je m'y reconnais un peu...). Elle n'a rien à voir avec le Baukunst mais cela ne me pose pas un problème majeur (encore une fois, je ne suis pas un universitaire chargé de rendre une thèse dans trois semaines).

" Ma vie ? ! : Ma vie n'est pas un continuum ! (Il n'est que le jour et la nuit pour la diviser en fragments alternativement blancs et noirs ! Car le jour aussi m'accompagne cet autre qui va à la gare, est assis derrière un bureau, bouquine, traîne dans les bois, copule, bavarde, écrit, pense à mille petits riens. Cet éventail qui se disloque. Qui court, fume, défèque, radiophone et télespecte, dit < Monsieur le sous-préfet > : That's me !) : Une succession d'instantanés scintillants, en vrac. " Mais bon, de là à en faire une bannière à accrocher sur le château de Bleckede...

2) une piste très importante à suivre me semblait être la Verschreibung de ces termes dans Zettel's Traum : "BauchKunst & Arschitektur"; par ce petit jeu de mots est signalé la possibilité d'un autre discours dans ou sous un jargon technique, ce discours le surdéterminant éventuellement.

- Voici au moins 5 semaines (depuis que vous m'avez envoyé cette citation) que je m'amuse à la répéter chaque jour autour de moi mais, encore une fois, se pose le problème de l'usage de la citation dans le projet...

3) les fichiers, entre autres celui de Abend mit Goldrand que vous avez dû voir exposé à Bargfeld : tous les gens avec lesquels j'y ai été l'ont toujours spontanément perçu comme une ville avec ses rues et ses quartiers.

- Là, il n'y a pas beaucoup plus que le jeu qui consiste à imaginer une ville, avec gratte-ciels, usines et petits pavillons, dans les circuits imprimés d'un ordinateur. Vraiment, en tant qu'architecte, je ne peux souscrire à ce genre d'analogie. L'architecture est ailleurs.

6) Zettel's Traum comme livre-objet : n'est-ce pas le premier gratte-ciel de la littérature ?

- Au risque de faire le mariole, je trouve l'idée légère. On pourrait en dire de même de toute œuvre littéraire monumentale (de Proust à Dostoïevski en passant par Musil). Si maintenant, on pousse un peu plus, l'invention du gratte-ciel c'est l'invention du plan d'étage type. C'est à dire un plan, le plus souvent vide de cloisonnement, où la structure porteuse est limitée à des points réguliers (les poteaux) et où toutes les circulations se font dans une (ou plusieurs) gaines verticales. Mais, sans cesse, revient le plan type, avec son quadrillage de poteaux et de dalles de faux plafond. Le gratte-ciel découle de la répétition, le plus grand nombre de fois possible, de ce plan type. Or, dans les pages de Zettel's Traum (attention, je parle de ce que j'en ai vu, pas lu !), je n'ai pas vu de répétition systématique. Il faudrait que la mise en page soit la même, du début à la fin du livre, pour pouvoir vraiment commencer à parler de gratte-ciel.

9) je n'insisterai pas sur la structure mathématique qu'on a découvert dans bien des textes - je ne suis pas compétent dans ce domaine - mais je pense que cela ne devrait pas tout à fait dérouter un architecte.

Si vous croyez que je comprends quoi que ce soit au problème de Fermat... Non, je dois ici briser un mythe : les architectes sont assez nuls en mathématiques et en structure. Les premiers cours séchés par les étudiants sont les cours de construction, et les examens de statique se limitent le plus souvent à recracher trois ou quatre formules copiées par dessus l'épaule de son voisin. C'est pour cela que les ingénieurs ont encore une belle vie devant eux.

Je garde de côté vos autres remarques qui, je le pense, mérite une plus longue réflexion avant de répondre. Et vous remercie pour cette façon assez directe de lancer des pistes. C'est bien la première fois depuis des semaines que je suis sommé de mettre les choses au clair dans toute cette histoire. Je vous réponds dans l'urgence, prends à peine le temps de réfléchir et cherche tout juste à justifier des phrases malheureuses. J'espère seulement apporter des éléments susceptibles de calmer votre colère. Et trouver, bientôt, une réelle façon d'envisager un projet.

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