Thibaut de Ruyter : Lost in the translation.

Extraits de correspondances : Bleckede-Bargfeld-Berlin-Wien-Graz-ASLL.

N°16.

Bleckede, le 24 mars 2002


Je vous livre ici le récit d'une semaine passée dans la Lande, après le très printanier voyage autrichien. Samedi 16, un rapide et chaotique passage au CeBit (foire à l'informatique où l'on me demandait de faire une conférence comme on vend des parfums sur les marchés du dimanche - 15 minutes chrono...) et toute une semaine consacrée au bricolage ! Voilà, finalement, mes neuf derniers jours.

Il faut aussi prendre en compte mercredi et le Künstlergespräch contractuel de la résidence. Dans mon "atelier", le représentant de l'office du tourisme de Bleckede, le responsable de la résidence, quatre étudiantes en Kulturwissenschaft. Je leur parle pendant une demi-heure de mes lectures, de notre correspondance, de ce que je fais ici. Vers 22 heures, tout le monde rentre chez soi, bien content. Je reste dans mon "atelier".

Je vous l'ai déjà dit, je souhaite laisser une trace de mon passage à Bleckede. Pas grand-chose, mais un signe de ma présence et de ce qui s'est déroulé durant les dernières semaines. Ce ne sera qu'une partie du projet, une façon de clore le chapitre malheureux de cette résidence. Et aussi, peut-être, la première pierre de tout ce qui peut se dérouler ensuite. Il me
faut, maintenant, vous raconter un de mes anciens travaux.

Il y a une dizaine d'années, tout jeune étudiant en architecture, un professeur proposa un sujet intitulé "maison du ciel". Rien d'autre. Chaque mardi soir, les étudiants devaient présenter dans l'amphithéâtre de l'école le résultat de leurs recherches de la semaine. Une bonne centaine, d'étudiants, assis sur les bancs, soulevaient en même temps leurs dessins et autres création de la semaine. Le professeur, installé à sa table, regardait les travaux, faisait quelques remarques ou posait quelques (impossibles) questions. Il insistait sur le fait qu'il y aurait 26 séances, qu'il fallait venir les 26 fois et présenter 26 maisons. Il insistait aussi sur le fait de ne pas insister et partait du principe que : "si vous n'avez pas de questions, c'est que vous avez toutes les réponses". Je n'ai jamais eu envie de montrer quoi que ce soit ces mardi soirs. Bien sûr, en bon étudiant, je faisais des choses (je dois même avouer que j'en faisais beaucoup et que le sujet me plaisait bien). Mais, jamais je ne montrais quoi que ce soit dans l'amphithéâtre. Pas envie. La treizième "maison du ciel" fut consacrée à une première étude de l'ensemble. Tous les étudiants affichèrent leurs œuvres dans l'école. Pour une centaine d'étudiants, vous imaginez bien que cela représente plus de 1300 dessins, maquettes, bouts de sculptures en carton
ondulé, assemblages de circuits imprimés, amas de ferraille sauvagement soudée et autres gribouillis. Cette semaine là, je me rendais à l'école avec une boîte de ma fabrication. Un objet, d'environ 25x35x15 centimètres, en bois recouvert de plomb et garni de velours noir. Une porte avec verrou, sur le plus petit côté, permettant d'accéder à l'intérieur. Un sceau de cire
fermant le tout. Dedans, 12 formats A4 reprenant mes premières idées (images, dessins textes). Je posais la chose, au milieu des travaux et proposais au professeur de briser le sceau et d'ouvrir ma "boîte noire" (ce n'est que longtemps après que j'appris que les boîtes noires des avions étaient oranges, de sorte qu'elles sont plus faciles à retrouver au milieu des débris d'avions écrasés). Il n'y toucha pas et ne dit rien. Les séances suivantes, je remplissais un petit carnet avec des notes, des remarques, des idées, la définition du mot boîte noire... Pour la 26ème séance (là, il faut imaginer plus de 2600 bricolages de toute nature et de tout format, envahissant toute l'école), je ramenais ma boîte, toujours scellée, avec le petit carnet à l'intérieur. Le professeur continua à ne marquer aucun intérêt et refusa ma proposition d'ouvrir l'objet. Je ne sais plus exactement ce qu'il y a d'écrit dans ce carnet, je sais que j'ai eu une assez bonne note et que, maintenant, la boîte prend la poussière dans la cave de ma mère. Voilà, en guise d'introduction.

Je relis Tina. Et il y a l'histoire de la boîte à traverser le temps :
" Ja aber nun anderseits ! " fiel mir ein : " Wenn ich die Namen meiner Feinde auf einen Zettel schreibe - oder, noch besser, in ein Silberplättchen ritzte ? - : Das rollen; in ein Glasrohr schieben; zuschmelzen ! : Das wiederum in ein Bleikästchen, eben eine richtige time=box, die sich ewig und drei Tage hält - und die dann an ausgesucht öder Stelle vergraben, tief im
Hümmling oder in der Sahara : das wäre doch ein Racheakt ! Denn man könnte es ja theoretisch jederzeit durch Zufall wieder auffinden ? !". Meine Fantasie enzündete sich : welche Möglichkeiten !

" Oui mais d¹un autre côté ! " me vint à l'idée : " Si j'écris les noms de mes ennemis sur un bout de papier - ou mieux : les grave sur une petite plaque d'argent ? - : que je roule ; et glisse dans un tube de verre ; dont je soude les extrémités ! : je mets le tout dans une cassette de plomb, oui une véritable time-box, faite pour résister pour l'éternité plus trois jours - et l'enfouis profondément dans un endroit désert spécialement choisi dans
le Hummling ou le Sahara : quel acte de vengeance ! Car théoriquement, n'est-ce-pas, cela est susceptible d'être retrouvé à n'importe quelle époque ? ! ". Mon imagination s'enflammait : quelles possibilités ! (Tina, p.41).

Oui, quelles possibilités ! C'est bien là la citation qu'il me fallait.
L'ouverture à un micro-projet.

Alors, toute la semaine, se demander et bricoler des time=box(es).

La première (et essentielle) question : quoi mettre dedans? Il faut bien quelques heures avant de choisir ce qui va partir pour un fort long voyage dans le temps. Je dois même avouer ne pas être tout à fait convaincu aujourd'hui, et risque de changer d'avis (il me reste encore 7 jours). Mais, par goût du secret, je ne vous dirais pas ce qui se trouve dans la boîte. Je crois juste que cela permettra à quelques personnes de se retrouver aux Élysées, pour un certain temps. Ces personnes m'en voudront sûrement mais je compte faire de mon mieux pour ne pas y passer une seule minute. Et puis, à la différence de l'histoire de Tina, je pense que certains seraient très heureux d'un séjour de plusieurs milliers d'années dans cette zone de culture et de rencontres mythiques. Donc, je ne vous annonce pas le contenu
: ll ne faut pas gâcher la surprise de celui qui trouvera tout cela dans quelques milliers d'années ! (Et de ceux qui vont se retrouver grâce à moi...).

Passons à la forme. J'aurais pu m'inspirer fortement de la technique du plomb (très bien pour les radiations), du béton (très bon pour les chocs), associé au vide d'air (très sûr pour assurer la conservation du contenu) et produire une pure boîte d'après fin du monde (après tout, c'est cet esprit de post-apocalypse qui m'accompagne depuis trois mois, tant dans le paysage de la Lande que dans les romans que j'ai emportés avec moi !). Une fois le paquet sous vide noyé dans le plomb et le béton, jeter la masse dans l'Elbe... Faire trois photographies de ma "performance" et les donner au Landkreis.

Pas convaincu. Le fait de jeter un truc dans l'Elbe (déjà fortement polluée sans mes fantaisies artistiques) me rappelle Yves Klein (qui le fit avec beaucoup plus de panache dans la Seine) - et la boîte de béton-plomb rappelle un peu trop les bons vieux épisodes de James Bond période guerre froide (oui, je sais, l'Elbe fut une de ces frontières mythiques - mais passons là) ou le travail de Wolf Vostell.

La boîte pourrait aussi bien être enfouie dans un des multiples trous de taupe qui font le relief de la pelouse, derrière moi. Mais, encore une fois, le côté chasse au trésor avec carte et point de repère en forme de croix ne me tente pas réellement. Tant mieux pour les taupes. Je ne me vois pas, non plus, envoyer cette boîte dans l'espace (trop onéreux, difficile à prouver, etc.).

Donc, aujourd¹hui, qui est mon meilleur allié pour prendre soin de toute l'affaire ? ... Le Landkreis Lüneburg. Quelques fonctionnaires, des bureaux proprets, les fameux couloirs que je vous décrivais dans un de mes précédents messages. Qui irait attaquer le Landkreis Lüneburg ? Et, avec leur collection d'œuvres d'art facilement acquise au long des 25 années de
la résidence à Bleckede, je suis sûr qu'ils ont pris toutes les précautions nécessaires pour, en cas d'attaque militaire, protéger les œuvres dans quelque bunker ou île artificielle. Voilà donc mes dépositaires (en même temps, puisque je leur remets quelque chose, me voici libéré des factures d'eau et d'électricité !). Et je m'en remets totalement à eux pour faire durer des millénaires mon legs empoisonné.

Pour ce qui est de la fabrication, je retiens alors une option. Puisque le landkreis va en prendre soin, aucun besoin de protéger la chose de toute attaque nucléaire (oublions le plomb et le béton). Il faut juste fabriquer une time-box à l'épreuve du temps (c'est-à-dire l'air et l'eau (car pour les incendies, j'ai vérifié, les couloirs de l'administration sont pourvus de
sprinklers)). 50 mètres de plastique à emballer les aliments suffiront. Un peu de colle aussi pour assurer l'adhérence de l'ensemble. Prenez un objet (en l'occurrence un livre ou un carnet) et emballez-le patiemment avec le film plastique. La première couche doit être suffisamment tendue pour assurer le vide d'air (ou presque). Puis vous aspergez le tout de colle en
bombe et emballez une deuxième fois. Répétez l'opération jusqu'à usure totale du rouleau. Vous obtiendrez un petit volume, sans aucun rapport avec les célèbres emballages d'un célèbre artiste contemporain, où le film plastique produit de très jolis effets de profondeur et prend une teinte presque argentée, jouant sans cesse avec la lumière. L'objet peut tomber de plus de dix mètres de haut (j'ai essayé !), la couche de plastique d'environ 1 cm d'épaisseur absorbe les chocs. Vous pouvez tout aussi bien le laisser tremper pendant des heures et des heures dans la baignoire, rien à faire... La seule façon de le détruire consiste à le déballer, en découpant les couches de film plastique avec un cutter. Mais, là, vous perdez toute l'"œuvre d'art". Un petit crochet, fixé sur une des faces de l'objet, vous laisse comprendre que la chose n'attend que d'être accrochée au mur. Le résultat est là : presque personne ne se doute qu'il y a quelque chose à l'intérieur du petit volume ! Accroché au mur, on croirait une (mauvaise) œuvre d'un (mauvais) plagiaire de Piero Manzoni. La chose n'est ni belle ni laide, ma Lebensgefährtin me dit que tous les étudiants en arts plastiques de première année s'amusent à emballer des objets avec du film plastique. Je
n'en demandais pas plus ! Le tour est (presque) joué.

Il me reste quelques jours pour fignoler la chose (après une semaine d'expériences et de tentatives et plus de 500 métres de film bousillé).

Journal n°1

Journal n°2

Journal n°3

Journal n°4

Journal n°5

Journal n°6

Journal n°7

Journal n°8

Journal n°9

Journal n°10

Journal n°11

Journal n°12

Journal n°13

Journal n°14

Journal n°15

Index